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Sexualités et violences en prison Daniel Welzer-Lang, Lilian Mathieu, Michaël Faure Préface de Michèle Perrrot
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Postface de Bernard Bolze ALEAS EDITEUR, novembre 1996
Sexualité
carcérale et sida
Lapparition de lépidémie du sida, identifiée
aux États-Unis en 19811, a provoqué et provoque encore des transformations sociales
dune ampleur probablement aujourdhui encore difficilement évaluable. Ses
répercussions ont affecté, à un titre ou à un autre, lensemble des secteurs
composant les sociétés modernes complexes. Les secteurs juridique, médical, politique,
religieux, artistique, économique, scientifique, etc., ont tous été concernés par la
maladie, laquelle a du être intégrée, plus ou moins facilement selon les cas, aux
pratiques routinières des acteurs qui en font partie. Que lon songe, à titre
dexemple, à lembarras de lEglise catholique devant lépidémie et
à la double contrainte devant laquelle se trouve sa hiérarchie, qui se doit davoir
une attitude de compassion à légard des personnes atteintes tout en devant
sauvegarder sa position traditionnelle à légard de la sexualité en général et
de lhomosexualité en particulier, laquelle position entre directement en opposition
avec les politiques de prévention préconisées par le secteur médical. Les
conséquences culturelles de la maladie sont elles aussi considérables : évoquant des
notions symboliquement très chargées de sang, de sperme, de mort, de drogue et de
sexualité, le sida aura marqué la fin du XXe siècle et affecté profondément les
visions du monde au sein de lensemble de la population. Le paysage carcéral a lui aussi été bouleversé par
lépidémie. Si des différences sont sensibles selon les établissements, on peut
constater quune importante minorité de détenu-e-s sont, en France, séropositifs
et séropositives. Bien que la plupart des études indiquent une corrélation extrêmement
étroite entre nombre dusagers de drogues incarcérés et taux de séropositivité,
dautres modes de contamination, en particulier sexuels, que ces études ne prennent
le plus souvent pas en compte, sont également à loeuvre. Dans cette partie, on
tentera dévaluer les conséquences de lapparition du sida, dans ses multiples
dimensions, médicales, sociales ou encore politiques, sur la vie carcérale. En prison comme dans le reste du monde social,
lépidémie de linfection à VIH a agi comme un révélateur, faisant
apparaître de multiples aspects de la vie sociale auparavant occultés. Tel est le cas de
la sexualité carcérale. Comme nous lannoncions dans les premières pages de cet
ouvrage, le fait même quune recherche telle que la nôtre sur la sexualité
carcérale et les abus sexuels en prison soit aujourdhui simplement pensable et
estimée digne de financement par des agences publiques doit être directement mis en
relation avec lapparition du sida, laquelle a contribué à reproblématiser la
question générale de la sexualité dans notre pays. Niée pendant des années par lensemble des acteurs
intervenant de près ou de loin dans le champ carcéral à lexception notable
des associations de défense des droits des prisonniers militant pour lamélioration
de leurs conditions de détention , la sexualité des détenus émerge,
difficilement et lentement malgré le tragique de la situation, comme un enjeu de la lutte
contre le sida. La citation qui suit est un exemple, parmi dautres, de
lapparition dune préoccupation des acteurs de santé publique sur les risques
de transmission sexuelle du VIH : " Daprès ce que lon peut apprendre des
prisonniers à loccasion, le rapport sexuel anal et oro-génital est, semble-t-il,
assez fréquent, même entre des détenus qui ont une activité hétérosexuelle hors de
la prison. Ainsi, le comportement homosexuel induit par la prison constitue un
"pont" entre un groupe à haut risque connu (les toxicomanes intraveineux) et
des personnes susceptibles dêtre ultérieurement une source dinfection par
leurs rapports hétérosexuels. Ce phénomène de pontage peut jouer un rôle non
négligeable dans la propagation de lépidémie, il est donc capital dy mettre
un frein. " Dans ce chapitre, on se consacrera tout dabord à une
présentation des données épidémiologiques disponibles sur la situation et
lévolution de lépidémie au sein de la population pénale. Une seconde
partie sera consacrée plus généralement à la santé carcérale dans ses multiples
dimensions. Une troisième partie étudiera les conséquences de la situation
dincarcération sur la diffusion de lépidémie. La quatrième partie
évoquera la situation des détenu-e-s séropositifs/tives et malades, et tout
particulièrement les formes de stigmatisation et dexclusion dont ils ou elles sont
fréquemment les victimes. Enfin, nous ébaucherons quelques pistes de réflexion sur la
prévention et le traitement des personnes atteintes dans le cadre carcéral. 5.1. Le sida dans les prisons françaises
: données épidémiologiques La part des détenu-e-s séropositifs/ives ou sidéen-ne-s
varie considérablement selon les pays. Pour sen tenir à lEurope, si les pays
du sud connaissent des taux élevés (25,7 % de séropositifs en Espagne pour 25 000
détenus, 17 % en Italie pour 42 000 détenus) et les pays du nord des taux plus réduits
(4,5 % en Écosse, 5 % en Allemagne pour 53 000 détenus, 2 % en Autriche pour 8 000
détenus), la France semble se situer en position intermédiaire. En 1995, le taux de prévalence du VIH dans les prisons
françaises était sept fois plus élevé que dans la population générale. Cette
situation dramatique prend encore un autre relief quand on connaît létat
calamiteux des services de santé dans nombre détablissements pénitentiaires :
locaux vétustes, surpopulation endémique, personnel réduit à lextrême (quand ce
ne sont pas des détenu-e-s qui font office de personnel infirmier), secret médical
impossible à tenir (du fait de la présence des surveillant-e-s lors des visites
médicales), etc. Tous les ans depuis 1988, une étude statistique " à un
jour donné " fait le point sur lévolution de lépidémie dans la
population pénale incarcérée. Cette enquête annuelle est élaborée par le SESI
(Service de statistiques, des études et des systèmes dinformation des ministères
de la Santé et des Affaires sociales), la Mission sida à la Direction des Hôpitaux et
lAdministration pénitentiaire. Létude de 1990 avait recensé 2794 détenus
atteints par le VIH sur une population carcérale de 48 166 personnes, soit près de 6 %
de la population pénale. Il sagit du record de linfection par le VIH dans les
prisons françaises. Ces effectifs, comme le montre le tableau ci-dessous, ont par la
suite eu tendance à diminuer, représentant 4,37 % de la population pénale en 1991, 3,37
% en 1992 et 3,17 % en 1993. Toutefois, la part des cas de sida avérés a
considérablement augmenté, passant de 61 cas en 1988 à 169 en 1993. En 1995, les
prisons françaises comptaient 1 330 séropositifs/ives parmi ses plus de 58 000
détenu-e-s. Les chiffres du taux de personnes touchées par le VIH
varient fortement en fonction des établissements pénitentiaires, le visage géographique
de lépidémie au sein des prisons correspondant à sa diffusion dans
lensemble du pays (les régions parisienne et marseillaise sont les plus touchées).
Les détenu-e-s séropositifs/ives sont dans lécrasante majorité (90 %) des cas
des toxicomanes qui, le plus souvent, ont été contaminé-e-s par voie intraveineuse.
Dans un article du Monde du 21 juin 1991, les docteurs Emmanuelli et Espinoza affirmaient
que " bien que les chiffres soient difficiles à établir avec précision, on peut
écrire que 30 % des détenus dans les maisons darrêt autour des grandes villes
sont des toxicomanes, et pas loin de 20% dentre eux sont séropositifs ". Il
convient cependant de ne pas homogénéiser ces données, qui sont avant tout
révélatrices de la situation des maisons darrêt dans lesquelles les taux de
séroprévalence VIH sont supérieurs à ceux des maisons centrales et des centres de
détention. De fait, si le sida est devenu au cours des dix dernières
années une forme de point émergent autour duquel se sont cristallisés la plupart des
discours, le plus souvent à forte tonalité critique, sur la gestion carcérale
française, cela tient en grande partie à la surpopulation actuelle des prisons. Depuis
plusieurs années, on la dit, le nombre de détenu-e-s ne cesse de saccroître
dans notre pays. La toxicomanie, de plus en plus pénalisée et combattue au cours des
précédentes années, a indirectement contribué à cet accroissement dramatique des
effectifs pénitentiaires en devenant un des motifs les plus fréquents
dincarcération. Malgré le rapport de la commission Henrion, publié en 1995, qui a
condamné les effets pervers de cette criminalisation de plus en plus importante de
lusage des stupéfiants, cest toujours une attitude dintense répression
qui prévaut dans notre pays. Avec elle, cest la part des détenu-e-s
séropositifs/ives ou sidéen-ne-s qui sest accrue. Les résultats des enquêtes épidémiologiques annuelles
appellent quelques commentaires dordre méthodologique. Comme le signale le Dr M.
Rotily, la mesure de la séroprévalence de linfection à VIH soulève un certain
nombre de problèmes de méthode de recueil dinformations, dont la discussion
pourrait paraître ici oiseuse si elle ne rencontrait des aspects centraux de notre propre
travail. En effet, les prisons françaises proposent un dépistage du VIH soit de manière
systématique, soit de manière ciblée sur certains facteurs de risques, au premier titre
desquels la toxicomanie. Chaque établissement a ainsi sa propre manière de procéder en
matière de dépistage, dont les résultats sont communiqués tous les ans au ministère
de la Justice pour lélaboration des statistiques épidémiologiques " à un
jour donné ". En conséquence, ces statistiques prennent comme homogènes des
données dont les conditions de recueil sont en fait hétérogènes : dans tel
établissement, par exemple, le dépistage a été proposé à tous/toutes les
entrant-e-s, dans tel autre il ne la été quaux seul-e-s toxicomanes. Environ
deux entrant-e-s sur trois acceptent le dépistage, mais ce taux varie selon les
établissements et les conditions dans lesquelles le test a été proposé. Les
conséquences de cet état de fait, étroitement liées, sont doubles. Dune part, le
taux de séropositivité est très certainement sous-estimé, et il lest de plus en
plus, selon M. Rotily, du fait de lextension de lépidémie chez les
hétérosexuel-le-s non toxicomanes, qui ne sont pas encore considéré-e-s comme une
population ayant des pratiques à risques. Ces détenu-e-s peuvent donc échapper au
dépistage lorsque celui-ci nest proposé quaux seul-e-s toxicomanes.
Dautre part, la représentation dominante est aujourdhui quen milieu
carcéral seul-e-s les toxicomanes seraient contaminé-e-s par le VIH. Des études citées
par Rotily indiquant que 95 % des séropositifs incarcéré-e-s sont des toxicomanes
souffrent du fait que les seules études réalisées à un échelon national sont menées,
précisément, par des antennes toxicomanies pour lINSERM. Il sagit dun
biais important dans le recueil des données épidémiologiques : les toxicomanes
apparaîtront comme le groupe quasi-exclusif concerné par le sida dans les prisons
françaises tant quils seront les seul-e-s dans certains établissements à se voir
proposer un dépistage. Ces biais nous semblent tout à fait pertinents pour notre propos
: ils constituent des indicateurs de la représentation (au sens dimage mentale) du
sida et de la sexualité dans lunivers carcéral. La toxicomanie constitue une forme
de phénomène-écran permettant de limiter le domaine de validité de la question du sida
en se dispensant dun regard et dune réflexion trop attentifs sur la
sexualité. 5.2. La santé carcérale et le
VIH 5.2.1. Le dispositif médical des prisons françaises
et ses insuffisances Il est nécessaire pour la cohérence de notre propos
dintégrer la question du sida en prison dans le cadre plus général du système
médical carcéral et des pathologies les plus fréquentes derrière les murs. Pour ce
travail, nous avons pu bénéficier, outre les informations que nous avons nous-mêmes pu
recueillir, de louvrage du Dr Daniel Gonin. Lintégration de véritables services médicaux à
lintérieur des prisons a pris la forme dun lent processus depuis la
Libération, processus qui na pas été sans créer, comme le souligne le Dr Gonin,
des heurts récurrents entre directions des établissements dune part, soucieuses de
sécurité et de contrôle des détenu-e-s, et médecins pénitentiaires dautre
part, inquiets de lefficacité des traitements et de la préservation du secret
médical. Les prisons françaises disposent aujourdhui, à des degrés variables
selon les établissements, dinfirmeries équipées de salles de soins, de cabinet de
consultation, de salle de radiologie, etc. dans lesquelles travaillent une équipe
généralement composée dun médecin (souvent vacataire) et dinfirmières.
Les consultations du dentiste prennent le plus souvent la forme de vacations régulières,
pour lesquelles les temps dattente sont fréquemment longs et en décalage avec
lurgence des soins. Un Service médico-psychologique régional (SMPR) est chargé de
la prise en charge des problèmes psychologiques ou psychiatriques. Le sous-équipement médical est patent dans les prisons
françaises, et constitue une grave entrave à la prévention et au traitement de
certaines maladies. A titre dexemple, cet extrait dune enquête du Journal du
sida à Fleury-Mérogis indique comment un acte médical courant tel que
lélémentaire dépistage de la tuberculose peut se révéler une entreprise ardue : " Lappareil de dépistage radiographique de
Fleury-Mérogis fonctionne depuis trois mois. De 1986 à 1993, il ny avait pas de
dépistage de la tuberculose pour cause dappareil hors service. Le dépistage est
devenu systématique chez les hommes, mais pas à la maison darrêt des femmes qui
ne dispose pas dappareil (un camion de dépistage passe chez les femmes tous les
trois mois). Depuis la mise en service de lappareil radiographique, 6 cas de
tuberculose ont été diagnostiqués. " Cette situation ne semblait pas exceptionnelle puisque le
même problème de remplacement de matériel se présentait au même moment à la maison
darrêt des Baumettes : " Le dernier dépistage de "masse" de la
tuberculose date de juillet 1992, lantique appareil de radiographie ayant rendu
lâme. Léquipe médicale négocie avec le Conseil général et le ministère
de la Justice le financement dun nouvel appareil. " Il est fréquemment souligné que les locaux médicaux
souffrent de graves défauts tels que leur vétusté, leur faible surface, leur mauvaise
aération, etc. Le personnel manque cruellement et tout départ est soit remplacé avec
retard, soit loccasion dune suppression de poste. Dune façon
générale, la santé pénitentiaire souffre dêtre tributaire dune
administration qui, elle-même faiblement dotée en moyens, tend à faire passer la
question sanitaire comme une de ses préoccupations mineures. Des difficultés spécifiques apparaissent lorsquun
détenu doit consulter une structure médicale à lextérieur. Tout rendez-vous avec
un médecin à lintérieur de la prison est soumis à un accord administratif
préalable. Les consultations à lextérieur entraînent souvent des problèmes
deffectifs en ce quelles nécessitent la mobilisation dun personnel
important, soit deux surveillants et un chauffeur pour un détenu. Pour
ladministration pénitentiaire, toute sortie de lenceinte de la prison
représente un risque potentiel dévasion, ce qui contraint à des aménagements
spécifiques : non-respect systématique de lheure de rendez-vous afin
déviter des complicités extérieures, détenu-e enchaîné-e ou entravé-e (ce qui
soppose parfois à lintérêt sanitaire du malade), présence dun-e
surveillant-e lors de la consultation destinée à protéger la sécurité du médecin qui
pourrait être pris en otage, etc. 5.2.2. Pathologies carcérales Si la plupart des observateurs, en particulier médecins,
saccordent pour décrire les établissements pénitentiaires comme hautement
pathogènes, il convient de distinguer entre les maladies contractées avant
lincarcération et celles qui ont été contractées à lintérieur des murs,
notamment du fait des conditions de vie (promiscuité) carcérales. La plupart des
maladies liées à des conditions dexistence précaires et à un accès limité à
la santé se retrouvent en prison à des taux supérieurs à ceux que lon observe
dans la population générale. Ainsi de la syphilis et de la tuberculose, dont les
prévalences respectives sont en prison, daprès D. Gonin dont nous reprenons ici
les données, nettement plus élevées que dans le reste de la population. Lincarcération se traduit chez la grande majorité des
détenus par lapparition de troubles qui, sils ne sont pas tous des
pathologies véritables, se révèlent rapidement handicapants. Ce sont en premier lieu
les différents sens, permettant normalement un repérage de la situation dans le monde et
une adaptation adéquate à celui-ci, qui sont affectés. Dans les jours qui suivent leur
incarcération, les prisonnier-e-s se plaignent fréquemment de vertiges, de perte du sens
olfactif, de troubles oculaires, dune exacerbation ou au contraire dune
anesthésie de lacuité auditive et du sens tactile. A ces troubles sensoriels
sajoutent des troubles de la digestion (constipation, diarrhées, douleurs
destomac, etc., qui représentent 29 % des pathologies déclarées en prison). Les conditions de vie à lintérieur des prisons
peuvent être considérées comme hautement pathogènes. En ce qui concerne les maladies
transmissibles, une étude menée à Fresnes indiquait une importante fréquence de
pratiques à risque de transmission du virus de lhépatite B : échange de vaisselle
dans 90 % des cas, échange de rasoirs dans 3,6 %, pratique du tatouage dans 7,2 % et le
contact avec le sang (dans des circonstances telles que plaies, rixes) dans 19 % des cas.
Dautres troubles moins graves sont néanmoins omniprésents : douleurs dentaires,
pathologies dermatologiques (allergies essentiellement, qui représentent 10 % des
affections), troubles de la respiration (29 %, souvent directement liés à lair
vicié des cellules et à leur manque daération). Sy ajoutent des accidents
récurrents, qui constituent autant dexpressions des conséquences psychologiques de
lincarcération : ingestion dobjets, auto-mutilations, etc. Les troubles
psychologiques et du comportement, et tout particulièrement les sentiments
dangoisse ou la perte de sommeil conduisent à une importante consommation de
psychotropes. 55 % des détenu-e-s seraient ainsi pendant leur incarcération des
consommateurs réguliers de tranquillisants et de somnifères. A leur libération,
certain-e-s détenu-e-s sont devenus dépendant-e-s de tels produits et, ne pouvant plus
sen passer, sont obligé-e-s dentreprendre une désintoxication. Enfin, selon
le Dr Gonin, les suicides seraient en prison 6 à 7 fois plus nombreux que dans un même
groupe dâge en liberté. Cette fréquence conduit à des dispositions de
prévention (en fait prévention tant du suicide que des agressions), telles que couverts
peu coupants et difficilement aiguisables, médicaments distribués dilués dans des
" fioles " pour empêcher leur stockage ou encore filets tendus entre les
étages de la prison pour prévenir les chutes, volontaires ou non. 5.2.3. Ladministration pénitentiaire face au
sida Accueillant des personnes " marginales " puisque
délinquantes, la prison sest rapidement trouvée confrontée au sida qui, après
avoir été une maladie des classes culturellement dominantes, tend aujourdhui à
devenir caractéristique des populations victimes de l" exclusion " et
dominées socialement et économiquement. Comme nous lavons déjà signalé, les
toxicomanes, qui représentent une part non négligeable de la population incarcérée,
forment la plus grande partie des personnes séropositives ou atteintes à
lintérieur des prisons. Leur présence parmi les autres détenu-e-s ou leurs
interactions avec le personnel pénitentiaire ont, dès lidentification des premiers
cas, suscité des réactions marquées le plus souvent par le rejet. Devant
laccroissement des dysfonctionnements liés à la confrontation à
lépidémie, ladministration pénitentiaire a pris ces dernières années une
série de mesures destinées à gérer au mieux lépidémie dans le cadre de la
prison. Il peut être intéressant de revenir en préalable sur les conditions du
traitement administratif de lépidémie du sida tel quil sest réalisé
en France et de recadrer ainsi la situation pénitentiaire à lintérieur du
processus général démergence du sida au sein du champ politique-administratif
français. Lapparition du sida et sa prise en compte par les
pouvoirs publics ont pris une forme particulière dans notre pays. On a ainsi pu observer
que cest avec un certain retard que le champ politique sest saisi de la
question du sida. Au cours des toutes premières années de lépidémie (de 1981 à
1984 environ), le problème du VIH a été objet dattention avant tout de la part du
secteur médical et du monde associatif (avec le développement à partir de 1982 des
associations de lutte contre le sida). Cette appropriation par le champ médical a
contribué dans un premier temps à empêcher lémergence du thème de
lépidémie dans le champ politique. Des médecins, en particulier des
épidémiologistes, ont constitué la nouvelle maladie, dont les premiers cas ont été
identifiés en France dès fin 1981, en problème de santé publique propre à être
approprié, de manière technicienne et non politique, par ladministration centrale
de la santé. Ainsi, cest sur proposition du Dr W. Rosenbaum, un des premiers
médecins à recevoir des malades du sida en France, que fin 1981 a été créé au
ministère de la Santé un groupe de travail pluridisciplinaire détude et de
surveillance de la nouvelle maladie. Les acteurs politiques, en particulier
gouvernementaux, ont été tenus à lécart de ce processus, et cest dans le
cadre exclusif dune gestion administrative que le problème du sida a dabord
été capté par le secteur public. Le secteur administratif agit dans un cadre précis
qui définit les limites de son action : limites budgétaires dune part, et limites
dune action qui ne peut se réaliser que par circulaires ou arrêtés et qui a
nécessairement besoin de lintervention du politique dès lors quil
sagit de modifier une loi ou dagir par décret. Cette gestion de
lépidémie par ladministration centrale de la santé a duré, de manière
fort discrète, jusquen 1985 et, surtout, sest limitée aux aspects proprement
médicaux de la maladie : des textes dinformation sur le problème du sida et sur la
conduite à tenir dans les structures de soin (protection du personnel médical,
surveillance épidémiologique) sont les seules actions publiques jusquau 23 juillet
1985, date à laquelle est publié un premier arrêté, qui rend obligatoire le dépistage
de tout don de sang. Si la recherche épidémiologique et fondamentale a été un des
principaux points forts de la politique menée ou soutenue par ladministration de la
santé, cela sest fait aux dépens dautres aspects tels que linformation
et la prévention au sein des groupes les plus concernés. Il a fallu larrivée de
Michèle Barzach au ministère de la Santé en mars 1986 et la polémique sur les modes de
transmission du VIH et les " sidatoriums " suscitée par le Front national à
lautomne de la même année pour que soient mises en place, avec une timidité qui
sera amplement critiquée par la suite, les premières campagnes dinformation et de
prévention du VIH du ministère de la Santé, et que soient votées les premières lois
ayant spécifiquement trait au sida (vente libre des seringues, publicité sur les
préservatifs, création des CDAG, etc.). On peut également constater et cest le trait le
plus pertinent pour notre propos que les différentes populations statistiquement
les plus touchées par le VIH ont été prises en compte et traitées différemment en
fonction de leur degré dintégration sociale : si les homosexuels, les hémophiles,
les femmes enceintes ou le personnel soignant ont, dans les mois qui ont suivi
lidentification des premiers cas français, suscité lattention de
ladministration de la santé (par exemple par le biais de circulaires sur les
risques de transmission lors des relations entre malades et personnel soignant ou sur le
dépistage des dons de sang ou dorganes), en revanche les segments les moins
intégrés, tels que les prostitué-e-s, les toxicomanes et les prisonniers, nont
été pris en compte quavec beaucoup plus de retard et avec un degré
dattention nettement moindre. Dans le cas qui nous intéresse ici, les premières
circulaires concernant le VIH en prison datent seulement de 1989. Le stigmate du sida
semble avoir été lobjet dune représentation et dun traitement social
différents selon le degré de stigmatisation préalable des populations touchées, au
point que certain-e-s militant-e-s de la lutte contre le sida ont pu dénoncer la
distinction implicite établie entre " bons " et " mauvais " sida,
entre " victimes innocentes " et " ceux qui lont bien cherché
". Les différents modes de transmission jouent un rôle prépondérant dans ce
processus de division. Les personnes touchées au cours dune transfusion sanguine,
les enfants de mère séropositive ou le personnel soignant contaminé dans un cadre
professionnel tendent à être perçus par le sens commun comme nayant eu quun
rôle passif et surtout involontaire dans le processus de leur contamination qui apparaît
en conséquence comme une fatalité dont ils sont les victimes irresponsables. En revanche
ceux et celles qui doivent leur contamination à des pratiques considérées comme
déviantes et moralement condamnables telles que lhomosexualité, la prostitution ou
la toxicomanie, nont pas eu droit à la même compassion en ce que leur rôle dans
le processus de contamination est perçu comme actif et volontariste. Il est hautement
probable que cest leur degré dintégration sociale, fruit notamment des
mobilisations passées, qui a permis aux homosexuels déchapper, mais seulement dans
une certaine mesure, à ce processus de stigmatisation. On peut à linverse
constater que les détenus représentent de ce point de vue une catégorie stigmatisée et
marginalisée en ce quils nont bénéficié que très tardivement de
lattention des pouvoirs publics. Ladministration pénitentiaire semble avoir
été une des administrations les plus lentes à prendre en compte le problème du sida,
alors que la population quelle gère est lune des plus concernées par
lépidémie. Pourtant, cest très rapidement que les responsables en
santé publique sétaient rendus compte de limportance prise par le sida en
prison. Le rapport sur le sida demandé en 1989 par le ministre de la Santé de
lépoque Claude Evin au professeur Claude Got avait identifié la plupart des
conséquences de lorganisation carcérale sur la diffusion de la maladie. Il
signalait les conséquences néfastes de loccultation de la sexualité carcérale,
notamment sous forme contrainte, et nhésitait pas à relancer le débat sur
lopportunité de la mise en place de " parloirs sexuels " : " Le débat sur les préservatifs mis à la disposition
des détenus pour prévenir la transmission homosexuelle du VIH me paraît également une
façon bien étriquée daborder le problème de la sexualité dans les prisons. Il
est évident que sil sagit dune homosexualité imposée, ce nest
pas le plus faible intellectuellement ou physiquement qui tendra son préservatif au
violeur. Si cette homosexualité est librement consentie, on en arrive à ce paradoxe :
cest lhomosexualité, réglementairement réprimée, qui bénéficie
dune "organisation" et dun soutien institutionnel. " Comme il est difficile de demander à
lAdministration dorganiser la transgression de sa réglementation, cest
le médecin qui remplace le distributeur automatique de préservatifs, le secret médical
étant commode pour élever une barrière entre la règle et la pratique, barrière
dautant plus pratique que la prison étant un milieu totalement
"transparent", aller demander un préservatif au médecin est une publication de
son homosexualité. Il serait plus cohérent dorganiser la sexualité dans les
prisons sans privilégier bizarrement lhomosexualité et de permettre une
hétérosexualité lors des visites, sans la limiter à des acrobaties sur un tabouret.
Les parloirs sexuels existent en Espagne, en Hollande, je ne vois pas pour quelle raison
ils ne devraient pas exister en France. " Les propositions du rapport du Pr. Got allaient pour les plus
importantes dentre elles connaître une application pratique immédiate (création
de lAFLS et de lANRS); en revanche, ses prises de position sur la prison
allaient pour leur part rester ignorées. La première véritable prise en compte de la question du VIH
par ladministration pénitentiaire a pris la forme dune circulaire, datée du
17 mai 1989, émanant des ministères de la Justice et de la Solidarité, de la Santé et
de la Protection Sociale, relative aux " Mesures de prévention préconisées dans
linstitution pénitentiaire dans le cadre du plan national de lutte contre le SIDA
". Ce texte qui avait été précédé de la circulaire du 19 avril 1989
relative aux consultations médicales et hospitalières des détenus atteints par le VIH
et à la contractualisation des relations entre les prisons et les CISIH rappelle
que le dépistage obligatoire à lentrée en détention est exclu car inefficace et
excessivement coûteux; en revanche le corps médical exerçant dans les prisons est
incité à proposer " aux personnes mises sous écrou et exposées à des risques
dinfection compte tenu de leur toxicomanie ou de leur comportement sexuel un
sérodiagnostic de dépistage ". Dautre part, à cette action de dépistage
sajoute un effort de prévention et dinformation, tant au niveau des
détenu-e-s quà celui du personnel pénitentiaire pour qui des formations
spécifiques sont à mettre en place. Il est précisé que " les préservatifs
doivent être disponibles auprès du service médical de létablissement pour les
détenus qui en font la demande ". Sil sagit bien là dune des
premières réactions de ladministration pénitentiaire à lépidémie, il
faut néanmoins rappeler que, comme pour toute déclaration dintention, son
application concrète a pu en maints endroits être différée ou appliquée de façon
seulement partielle, notamment du fait du manque de moyens. Laffirmation du caractère volontaire du dépistage
nallait pourtant à lépoque pas totalement de soi. De nombreuses voix, en
particulier dans le champ parlementaire, réclamaient linstitution de dépistages
obligatoires pour différentes catégories de la population (voire de la population dans
son ensemble), dont les prisonniers. De tels discours sappuyaient sur les
représentations du sens commun en même temps quils contribuaient à les renforcer.
Une enquête de lobservatoire régional de la santé Ile-de-France menée par
questionnaire en 198723 indiquait que 74,6 % des personnes interrogées se déclaraient
favorables à un dépistage systématique des détenus. Cette option du dépistage
obligatoire, qui a constitué un saillance du débat politique sur le sida pendant
plusieurs années, répondait le plus souvent à des enjeux de compétition interne au
champ politique et assez distants des réalités médicales de lépidémie. Les
propositions de dépistage obligatoire des détenus qui ont pu émerger à la fin des
années 80 nont pas rencontré lassentiment des spécialistes du fait des
multiples inconvénients dune telle politique. T.W. Harding a ainsi pointé
certaines impasses et inconséquences de ce débat, tout en proposant des solutions plus
concrètes mais qui nont guère reçu décho : " On peut défendre cette approche
"paternaliste" [le dépistage obligatoire] en arguant que les autorités de la
prison sont directement responsables de la protection des détenus contre les
conséquences de la promiscuité; dans les prisons, le risque de viol homosexuel est
élevé. Néanmoins, on a limpression nette que les partisans dun dépistage
systématique obligatoire des détenus cherchent des boucs émissaires pour des raisons
politiques. Annexe 1 Les " parloirs
damour ", une solution ? Notre recherche voulait décrire " labus dit
sexuel " en le construisant comme objet de recherche. Pour ce faire, nous nous sommes
attardés à circonscrire le cadre dexercice de labus, ses formes, la place
quil occupe dans les rapports entre détenu-e-s, entre détenu-e-s et
surveillant-e-s, les difficiles comparaisons entre hommes et femmes. Chemin faisant, nous
avons présenté lhypothèse de permanence et réfuté lhypothèse
sexologique. Cela aboutit clairement au fait quon ne devient certainement pas
abuseur en prison par manque sexuel. Le fait de considérer que le violeur soit nécessairement un
monstre, ou un alcoolique, ou un homme en manque sexuel appartient au mythe sur le viol ;
mythe qui légitime et déresponsabilise les abuseurs pour, in fine, culpabiliser et faire
taire les victime dabus sexués. Nous lavions démontré pour les violeurs en
19881, nous lavons remontré ici. Autrement dit, de notre avis de sociologues, spécialistes
des rapports de genre, de la construction du masculin, nen déplaise à beaucoup de
gens, ce nest pas en instaurant des parloirs sexuels que lon supprimera les
abus dits sexuels en prison ! Nempêche_ Depuis le début de cette étude, y compris
auprès de certains financeurs, étude sur les abus dits sexuels et " parloirs
damour ", " parloirs sexuels ", " parloirs intimes ou familiaux
" (suivant les différentes énumérations rencontrées) sont toujours lié-e-s. On
comprend linterêt de certain-e-s. Pour les militant-e-s des droits de la personne,
si létude scientifique arrive à montrer quinstaurer des parloirs intimes
permet de limiter la propagation du sida, évite les abus, la science est alors convoquée
pour pallier aux difficultés de laction collective. Car, si nous avons bien compris
les diverses parties en cause, ladministration pénitentiaire réfléchit beaucoup
aux parloirs familiaux on le détaillera plus loin mais ne semble pas
pressée dy répondre. Le même raisonnement vaut dailleurs pour ces dizaines
de surveillant-e-s rencontré-e-s, qui de manière sans doute légitime se plaignent des
images vues à travers les caméras de surveillance des parloirs. Surveillants qui
seraient favorables à ce que cesse linjonction paradoxale dans laquelle on les a
placé-e-s. On les comprend. Quant aux familles, femmes et hommes, compagnes et compagnons
des détenu-e-s, et pour les détenu-e-s eux/elles mêmes, sans toujours lier la question
de labus à celle des parloirs, ils/elles sont favorables à la suppression de cette
" double peine " : privation de liberté et privation de sexualité choisie.
Beaucoup sont venu-e-s témoigner auprès des chercheurs dans ce sens. Beaucoup nous ont
donné des éléments sur les abus vécus en pensant apporter leur pierre à
lédifice réformé que serait une prison avec parloirs intimes. Eux, elles
et ils/elles nous en ont donné maintes preuves que nous avons reproduites
problématisent à leur manière les parloirs : quid des prostitué-e-s, quen
sera-t-il des rencontres entre couples homosexuels au vu de lhomophobie ambiante et
des abus subconséquents ? Combien de temps est-il nécessaire de se retrouver pour
essayer de gommer les effets immédiats de lincarcération ? Des femmes se sont
même interrogées, en notre présence, sur le risque de perpétuation de violences
domestiques dans le cadre de ces rencontres. Dès que lon quitte le misérabilisme ambiant, la
victimologie de bon aloi, surgissent des questions transversales aux rapports sociaux de
sexe qui sexercent dans la prison et à lextérieur. Puisque des abus existent
dans la prison, quest-ce qui garantit quils ne sappliquent pas aussi,
avec dautres formes, contre ceux et celles qui viendraient dans ces parloirs ? Nous
avons assez entendu dhommes violents tenter dexpliquer et de justifier leur
violence par le stress, les conditions de travail difficiles pour ne pas être inquiets à
minima. On ne peut dailleurs que regretter que les expériences québécoises de
travail avec les hommes violents incarcérés ne soient pas mises en place en France. Bref, les luttes pour obtenir des parloirs intimes qui
paraissent légitimes et celles contre les abus qui sont tout autant légitimes ne sont
pas forcément identiques terme à terme. Nous avons donc décidé, comme dans le rapport de recherche,
de maintenir en annexe cette partie sur les parloirs sexuels. Une seule prison, en France, offre la possibilité aux
prisonniers masculins davoir des rapports sexuels avec leur compagne. Il sagit
de la prison de Casabianda, en Corse, qui doit cette particularité à sa spécificité
détablissement à caractère " ouvert " et qui dispose dun local
spécialement aménagé pour que les détenus puissent y recevoir leur famille. Dix ans
après la mise en place de cette expérience, aucun bilan officiel na été rendu
public à notre connaissance et ladministration pénitentiaire na pas pris
position pour étendre cette expérience à dautres lieux de détention. Pourquoi la
possibilité davoir des rapports hétérosexuels na-t-elle pas été étendue
à dautres lieux de détentions ? Selon lex-magistrat Jean Favard, si cette
possibilité paraît difficilement envisageable actuellement dans la plupart des maisons
darrêt françaises en raison des problèmes de sureffectifs, il ny a en
revanche rien dans les textes législatifs français qui soppose à louverture
de " chambres conjugales " dans les établissements pénitentiaires. Favard
souligne que " le plus surprenant dans tout cela, cest quaucun texte
ninterdit de telles rencontres qui étaient dailleurs monnaie courante dans
les prisons françaises au 19ème siècle, au moins pour les détenus politiques
autorisés à recevoir des visites familiales dans leurs cellules ". Le même auteur considère quil y a à travers la
privation de sexualité une entrave au droit de la personne détenue, en regard des
règles européennes de détention et de la Convention européenne qui consacrent le droit
au respect de la vie privée et de la vie familiale, et fait remarquer que cette privation
" frappe une autre personne qui, elle, na pas été punie ". Les exemples souvent fantasmés de pays
étrangers ayant mis en place dans leurs prisons des " parloirs sexuels " sont
fréquemment cités lors des entretiens avec des (ex) détenus pour appuyer la
dénonciation du caractère injuste de la privation de relations familiales imposée en
France et servent dargument à la revendication dun droit à une sexualité
carcérale : " [La sexualité] manque cruellement, quoi, je trouve
par rapport à un pays comme la France qui se dit un pays des droits de lHomme, mon
cul quoi. Je veux dire en Hollande, il y a des parloirs sexuels quoi, des parloirs avec la
famille, parloir familial, tu peux recevoir ta famille. " Des dispositifs permettant à des détenus de bénéficier de
moments dintimité avec leur famille existent effectivement dans plusieurs pays,
mais les conditions de ces visites sont extrêmement variables. Les deux exemples les plus
significatifs sont ceux de lEspagne et du Canada. Dans le premier pays, le système
dit du " vis-à-vis " permet une visite non surveillée dune durée de
deux à trois heures, se déroulant dans une pièce munie dun lit et de sanitaires.
Ce système est toutefois vivement critiqué : sa destination explicite à des relations
sexuelles entre un-e détenu-e et une tierce personne le font considérer comme une
commodité fonctionnelle, " hygiénique ", considérée comme dégradante tant
pour le/la détenu-e que pour ses visites. Au Canada a été instauré le système des
" visites familiales privées ", qui sont destinées aux détenu-e-s
condamné-e-s à une peine de plus de deux ans et qui ne bénéficient pas
dautorisations de sortie temporaire. Elles consistent en des rencontres avec les
membres de la famille (parents, compagne, enfants, frères et s_urs...) ou des proches,
sans surveillance pénitentiaire directe, dans des pavillons ou mobil-homes situés
hors-détention mais sur le site pénitentiaire. Ces rencontres sont conçues comme des
mesures dinsertion accordées par la direction après examen de leur pertinence pour
le cas particulier du détenu concerné. Si une évaluation a permis de noter une
satisfaction à légard du dispositif, tant en termes de gestion de la détention
(satisfaction du personnel) que du maintien des liens familiaux (satisfaction des familles
et des détenus), des problèmes liés au fonctionnement sont apparus, notamment en ce qui
concerne le passage de drogue ou une mauvaise préparation à la rencontre, qui peut
déboucher sur des violences familiales pendant la visite. Aujourdhui, 90 unités de
visite familiale privée existent au Canada et concernent 5 500 détenus. Si les parloirs intimes ne sont pas prêts à être mis en
place en France dans limmédiat, ils nen constituent pas moins un thème
récurrent dans nos entretiens et une revendication fréquente des ex-détenus. Mais un
ancien prisonnier qui évoquait ce thème en le reliant au problème de labus
sexuel, affirmait que le silence sur labus permettait à linstitution de ne
pas avoir à se pencher sur le problème du " droit à la sexualité " des
détenus : " Mais de toute façon pour quil y ait des
sanctions il faut que lhomosexualité soit reconnue et je crois que
ladministration pénitentiaire devrait surtout pas la reconnaître aussi parce que
si on la reconnaissait il y aurait évidemment, on commencerait à parler de sexe et ce
quil faut faire pour que les gens aient une sexualité normale. Enfin si on veut en
tout cas, on poserait en tout cas la question, doivent-ils ou ne doivent-ils pas avoir une
sexualité normale alors quil ne faut même pas que la question soit posée,
cest pas dans le règlement. " La mise en place de " parloirs sexuels " pose un
certain nombre de problèmes pratiques et éthiques, parmi lesquels celui du recours à la
prostitution. Pourquoi, après tout, les détenus mariés seraient-ils les seuls à
pouvoir prétendre à une vie sexuelle malgré leur incarcération ? Les célibataires ou
les isolés ne pourraient-ils pas bénéficier des services de prostituées ? Ces
questions, qui pourraient paraître triviales, prennent un autre relief quand on constate
que certains détenus parviennent à obtenir des services sexuels lors de leurs parloirs
dans des conditions pouvant être rapprochées de la prostitution. Force est de constater
que ce nest pas parce quun individu est soumis au cadre contraignant de la
prison quil ne peut exercer des pressions sur sa compagne ou sur une autre visiteuse
pour obtenir des services sexuels que celle-ci nest pourtant pas disposée à lui
offrir. Lanecdote racontée ci-dessous par une femme exerçant la
prostitution est à ce titre significative : " Il y a un copain qui est à Z, mais je sais que ma
belle soeur est allée le voir une fois en tant quamie simplement et cétait
au milieu de tout le monde et lui, lui a dit " En tant que copine depuis X années,
tu ne peux pas me faire une petite fellation ?" et elle ma dit, ça sest
fait pour lui faire plaisir (...) Cest vrai que cétait juste un copain de X
années. " De même, comme le laisse entendre lexemple canadien
des unités de visites familiales privées, linstauration de dispositifs de
rencontre entre détenus et leurs compagnes nefface pas les problèmes de domination
à lintérieur du couple. En réalisant des entretiens avec des épouses ou des
s_urs de détenus, nous avons pu constater à plusieurs reprises que certaines pouvaient
également vivre cette détention comme un arrêt des agressions ou dominations exercées
par un conjoint ou un frère violent, et ne sont pas forcément disposées à accueillir
favorablement la perspective dun dispositif de visites familiales. A rebours de
visions victimologiques de la prison et des détenus, il faut prendre en compte que pour
certaines personnes, lincarcération dun époux ou dun parent violent ou
dominateur constitue une forme de libération : " I : Lincarcération de tes frères représentait
quoi pour toi et tes soeurs ? " R : Pour nous ça représentait une liberté le fait
quils soient enfermés, mais bon on pouvait être libres, vivre dans notre paix, on
pouvait un peu se libérer de nos angoisses quon avait de les voir (...) Le pire
cest pas davoir à faire face à leur coups de violence, à une claque, à un
coup de ceinture, mais cest par rapport aux mots, cest les mots qui faisaient
mal, donc nous on était... quand ils étaient à lextérieur on souhaitait le fait
quils soient à nouveau incarcérés. Eux ils étaient libres, ils étaient à
lextérieur, ils étaient plus incarcérés mais cétait nous les filles, moi,
mes quatre frangines, on avait limpression dêtre incarcérées à notre
tour... " (soeur de détenus). Certaines femmes, pour ne pas avoir à effectuer de service
sexuel à contre-coeur ou contre leur gré à leur mari détenu, sont contraintes
dadopter diverses stratégies dévitement telles que, par exemple, venir à la
visite accompagnées de leur enfant : " Moi je vais le voir à peu près tous les mois, mais
tous les mois jemmène mon fils, donc à ce moment là il ne se passe rien, à part
quelques bisous " (femme de détenu). Dautres femmes, à linverse, souhaiteraient
pouvoir disposer de possibilités de rencontre plus intimes avec leur compagnon
incarcéré que ne le permet le système actuel des parloirs et réclament la mise
despaces spécifiques à cet effet. Dans la citation qui suit, cest davantage
linsatisfaction devant les possibilités de rapports sexuels quoffrent les
parloirs " classiques " et la présence des surveillants pendant les moments
dintimité qui motive une telle revendication : " Moi je le [la mise en place de " parloirs intimes
"] revendique et , dabord je vais faire un dossier là dessus et après
jaimerais aller un peu plus loin que faire un dossier qui dorme après dans un
placard et qui prenne la poussière. Jai envie que ça monte au gouvernement et que
les gens en parlent. Donc cest peut-être très long mais, parce que je trouve, par
exemple quand on se fait prendre en flagrant délit, même pas en pleine relation
sexuelle, on nous met dans une..., déjà on est très mal à laise, déjà_ Pour un
homme ce nest pas tout à fait pareil, un homme cest un homme, mais une femme
quand on se fait prendre, on a vraiment limpression dêtre une moins que rien,
passer aux yeux du gardien comme une moins que rien et quand vous repassez une semaine
après, que vous repassez devant le même gardien et quil vous regarde à deux
reprises pour faire ressentir que cest bien vous, quil se rappelle bien de
vous, ce nest pas très... " (compagne de détenu). La demande de parloirs sexuels semble correspondre pour
certains détenus à un moyen de surmonter langoisse de linfidélité
potentielle de leur épouse. Ce que nous avons appelé lhypothèse sexologique,
correspondant à une représentation de la sexualité en termes de besoins fonctionnels,
est cette fois rapportée à la situation de lépouse, elle aussi perçue comme
ayant besoin de pallier à un manque en rapports sexuels. Des parloirs intimes
permettraient en effet de remplir les " besoins " sexuels de chacun des membres
du couple. On peut alors interpréter la demande de rapports sexuels avec lépouse
ou la compagne comme un instrument de réappropriation et de contrôle, par le détenu,
dune disponibilité sexuelle qui lui échappe pendant le temps de
lincarcération. Le droit à la sexualité revendiqué par certains prisonniers
paraît alors être une revendication de maîtrise minimale du comportement sexuel de leur
femme. Il est à noter, dans la citation qui suit, et à lappui de la
représentation fonctionnelle et comptable de la sexualité, que la demande de relations
avec lépouse est légitimée par la diffusion de films pornographiques, et posée
en quasi-équivalent avec elle : " A la limite, si on accepte de montrer des films de
cul, pourquoi pas créer un truc où les gens pourraient recevoir leur famille propre quoi
[_] Ça marcherait dans le sens où le mec il dirait "Bon, ma femme ne se fait pas
tripoter ou elle ne se fait pas sauter parce quelle en a marre
dattendre". Deuxièmement, ça continuerait quand même à solidifier les
liens, parce que quand tu vis avec quelquun, il y a lamour physique, il y a
tout un tas de trucs qui rentrent en jeu. Si il ny a pas damour physique, le
couple se détruit, il ny a plus de couple. Un couple, cest un ensemble de
choses, si il ny a pas damour physique, ça ne peut pas durer, ça ne durera
jamais. Ce qui fait que, si il y avait ça déjà, ça donnerait au mec un poids en moins,
déjà un souci en moins en disant "voilà, elle ne me trompera pas, elle restera
encore avec moi, elle mattendra parce que je lui apporte au moins le minimum de ce
que je peux lui apporter" " A linverse, dautres témoignages insistent sur
linsatisfaction qui résulterait dune conception fonctionnelle-sexologique des
visites familiales intimes, et mettent en valeur la dimension dégradante et la carence
affective qui en résulterait : " Dans le fond, il y a quelque chose qui me gêne,
cest... Je mimagine mal, recevant ma copine en prison, dans un endroit
préparé pour faire lamour. Bon cest-à-dire, si ça laisse une possibilité
de faire lamour ou non si tu en as envie ou pas, cest-à-dire que ça ne soit
pas un lit seulement au milieu dune cellule, tu vois_. Mais un lieu de vie ou de
rencontre où tu aies la possibilité de faire lamour si tu en as envie, oui, mais
maintenant quelque chose daménagé spécialement pour faire lamour... Je veux
dire la liberté de faire lamour ou pas en prison, oui, mais le fait quon
tamène ta copine dans une pièce avec un lit au milieu et quon referme la
porte sur toi, en pensant ou en te disant : "bonne bourre". Tu vois ça
cest pas possible, parce que entre faire lamour avec son amie et le sexe, il y
a une différence, je veux dire que quand tu fais lamour à ton amie, tu ne te rends
pas compte que tu as des besoins sexuels. Tu fais lamour parce que tu as envie de
faire lamour. Quand tu es en prison que tu nas pas ta copine près de toi, tu
te rends compte que tu as des besoins sexuels, pas des envies de ton amie. Pas des envies
de faire lamour avec ton amie, un besoin sexuel (...) Cest comme une envie
daller aux chiottes, je veux dire que tu as une érection parce que tu nas pas
de rapports depuis x temps, cest malgré toi, cest un besoin. " " Si tu veux, je veux dire si déjà il y avait une
cellule où on puisse être seuls même si cest pas la tienne habituelle mais que tu
peux recevoir quelquun mettons trois heures au lieu dune demi-heure, et
quen fait, tu puisses aussi bien parler dans cette cellule que faire lamour
parce que admettons, il y a un lit mais que le gardien quand il ferme sa porte, bon ben
même si pour lui cest une évidence, cest pas forcément ta femme que tu
reçoit, ça peut être une amie, ça peut être ta soeur, ça peut être... tu
vois." " Moi je refuserais quil y ait des parloirs
intimes à la prison. Ce nest pas un lieu pour faire lamour et rien que de
penser que je fais lamour à la prison, je ne pourrais pas faire lamour. Ma
femme mérite mieux que ça, que faire lamour dans une prison. " La rencontre avec lépouse est aussi perçue comme une
mise à distance de lunivers carcéral, doù la nécessité dun espace
temporaire dindépendance, dun lieu à part. Ce ne sont alors pas tant les
rapports sexuels qui sont revendiqués que laccès à un endroit " tranquilou
", cest-à-dire où le poids de linstitution pénitentiaire et la
présence des surveillants seraient comme mis entre parenthèses : " Mais cest vrai que si il y avait un minimum de
vie affective, je ne demande pas, pénétrations tout le temps, non, des câlins.
Cest-à-dire un endroit où tu peux te trouver tranquilou sans que, bon, quils
regardent à la limite, bon, on ne sait jamais, mais non, je ne suis même pas
daccord, à la limite que lon fouille la femme de fond en comble, que ce soit
une femme qui la fouille et quaprès on laisse pendant une demi-heure, une heure.
" Pour certaines femmes de détenus, ce sont les conditions
sanitaires des visites qui sont parfois la principale préoccupation : " En termes daménagement de temps, un minimum
dune heure quand même, mais en termes despace, je ne sais pas du tout, mais
cest vrai que ce serait super sil peut y avoir un matelas ou quelque chose_,
je veux dire un lit, mais cest au niveau hygiène que ça pourrait poser des
problèmes quoi. Quand on voit, sur un autre plan, les parloirs, quand on arrive, comme il
y a des distributeurs de café, de boissons, que cest plein de gobelets, que
cest plein de machins_ On se demande à ce moment là comment pourrait rester une
chambre damour après le départ de certaines personnes. (_). Lidéal ce
serait un minimum un point deau, un bidet ou un lavabo, ou une douche, ce serait un
miracle. Oui ou même avec un drap jetable que lon prendrait à lentrée et
quon reposerait à la sortie, je ne sais pas un genre de chose comme ça. Parce que
moi toutes les fois que jai eu pensé à ce genre de chose, cétait au point
de vue hygiène que je me disais "Mais comment ça pourrait être ?", cest
insensé. Cest vrai quune petite chambrette, une petite machine, même si les
murs sont tous gris, je ne pense pas que cest de réelle importance " (femme de
détenu). Nos entretiens et discussions avec des personnels
pénitentiaires ne laissent pas percevoir dunanimité sur la question. Si
certain-e-s surveillante-e-s sont radicalement contre une autorisation, implicite ou
explicite, à une intimité familiale accrue au bénéfice des détenu-e-s, et réclament
une stricte application de linterdiction des attouchements sexuels, il est cependant
notable que dans leur grande majorité les personnels pénitentiaires estiment que de tels
dispositifs sont nécessaires. Mais ce ne sont pas tant des arguments humanitaires qui
sont mobilisés pour appuyer cette demande que les effets des contraintes que créé la
situation actuelle de libéralisme dans les parloirs. De nombreux surveillants se
plaignent du rôle de voyeurs que le contrôle des interactions entre les prisonniers et
leurs visiteuses leur fait jouer. Dans des établissements où le déroulement des
parloirs est contrôlé par vidéo, certains se plaignent dêtre obligés de "
regarder des films pornos toute la journée ". Les interactions avec les détenus ou
les compagnes de ceux-ci sont considérées comme présentant un risque permanent de
perdre la face, et créatrice dembarras. La surveillance des parloirs devient ainsi
pour eux ce que Goffman appelle une " sale besogne ", aboutissement dune
contradiction entre la nécessité de sauver les apparences et la situation réelle. Les
surveillants se trouvent en position de devoir surveiller, par nécessité
professionnelle, des actes et des pratiques que les valeurs morales interdisent pourtant
de contempler. Ce que dénoncent essentiellement les surveillants, cest le manque de
directives officielles de ladministration pénitentiaire qui, selon eux, préfère
" ne rien voir " et " faire comme si ça nexistait pas ". La
recherche menée par Chauvenet, Orlic et Benguigui a recueilli des propos similaires à
ceux que nous avons pu entendre auprès de surveillants : " Les parloirs, cest atroce. Vous surveillez... On
ferme les yeux. Il me tarde quils aient des parloirs sexuels ; franchement jen
ai marre dêtre voyeur. " " Le parloir cest une hantise. Si on laisse faire,
il y a les caméras ; si le gradé, le directeur le voit... bonjour ! On devrait faire des
parloirs sexuels le plus vite possible. " Il est également à noter que ce sont des contraintes de
façade et les risques de sanction hiérarchiques, davantage que des directives
officielles, qui imposent aux surveillantes un contrôle beaucoup plus strict des parloirs
dans les prisons pour femmes. Léventualité quune détenue tombe enceinte
dans le cours de sa détention constituerait un coûteux aveu de dysfonctionnement pour
lequel les surveillantes appréhendent dêtre sanctionnées. " Chez les femmes aussi, il y a lhistoire de la
grossesse, imaginez quune femme qui est enfermée depuis un an, elle a parloir et
elle est enceinte et bonjour les dégâts après, enfin pour les surveillantes, pour notre
façon de travailler et tout, donc, on est assez vigilante là dessus. Et à part les
petits bisous sur la bouche, cest tout, cest toujours chacun sur sa chaise et
les mains pas trop balladeuses " (surveillante en maison darrêt). " On peut se prendre la main, sembrasser, faire
passer les enfants de lautre côté, oui, quand même. Mais cest vrai que chez
les femmes on est beaucoup plus strict que chez les hommes, parce quon a toujours la
peur, si jamais, parce quil paraît quil sest passé des trucs comme,
cétait avant, je ne sais pas comment ça a pu se faire dailleurs, si jamais
une femme se retrouve enceinte alors quelle est en prison depuis tant de temps, là
cest nous qui sommes en cause, quoi, cest clair. Donc, cest vrai
quon est beaucoup plus strictes que par rapport aux hommes " (ex-surveillante
en maison darrêt et centrale). Il savère également que le " droit à la
sexualité et à lintimité " a, jusquà la fin des années 70, été
très rarement évoqué dans les revendications collectives des détenus. Christophe
Soulié, détenu pendant cette période, relève par exemple dans son ouvrage Liberté sur
parole6 cette absence parmi les onze points de revendications du manifeste du Comité
daction des prisonniers (C.A.P.). Lauteur repère lapparition de cette
revendication lors de lintervention de S. Livrozet, lui même alors détenu : " En 1978, Serge Livrozet constate une absence de taille
dans le manifeste : le droit à la sexualité. Il se rend compte quaucun prisonnier,
au cours des innombrables révoltes, ne la revendiqué. Pour lui, cest le
révélateur dune profonde aliénation : "Ce qui me turlupine, cest la
conclusion à tirer de ce quasi-silence général à propos de la vie sexuelle des
détenu(e)s (_) La force de lhabitude, du pouvoir, de la répression et des textes
est parvenue à occulter en nous, prisonniers et ex-prisonniers lidée élémentaire
que lactivité sexuelle est indissociable de la vie humaine, de la vie tout court.
Les réducteurs de têtes et daspirations qui nous gouvernent sont parvenus à tuer
en nous le désir du désir (_) Dans lesprit des gens de la rue, mais aussi dans les
nôtres, sest forgée lidée, inacceptable de sang froid, que la prison égale
labsence de liberté et tout autant dactivité sexuelle. Dès lors, les
détenu(e)s ne sont plus seulement malades dune libido refoulée; ils (elles) le
sont encore davantage par lacceptation de ce refoulement". " Ce constat ne correspond guère aux discours revendicatifs
recueillis lors de notre enquête, ou tout au moins aux discours masculins. Pour les
femmes détenues, cet élément demeure actuellement quasi-systématiquement absent, comme
si une parole sur la sexualité était pour elles peu autorisée, labsence de
sexualité semblant être envisagée comme allant de soi. Il en est de même pour les
actions revendicatives collectives des femmes détenues qui sont quasi inexistantes. En
prison comme ailleurs, les constructions sociales des genres interviennent en disposant
les femmes à une soumission résignée les excluant de laction collective. Les détenus ne sont pas seuls à demander
linstauration de dispositifs destinés à des rencontres intimes entre les détenus
et leur famille. Plusieurs organisations humanitaires se consacrant à la lutte contre la
torture et à la défense des droits de lhomme ont intégré ce type de
revendications à leur programme. Leur principal objectif est dobtenir
lapplication des textes et résolutions internationaux définissant les droits des
personnes incarcérées, notamment ceux aux maintien des relations avec les proches et la
famille. Tel est par exemple le cas du Comité européen pour la prévention de la torture
et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) qui, après avoir constaté
que des relations sexuelles ont lieu et sont tolérées " dans les parloirs pour
détenus masculins dans des conditions qui nassurent pas une intimité minimale
envers les autres détenus et leurs visiteurs ( y compris les enfants) ", demandait
en 1991 à ladministration pénitentiaire française quelle rende possible aux
détenus de recevoir des visites prolongées afin de pouvoir poursuivre des relations
familiales et affectives (Y compris sexuelles) " dans des conditions qui respectent
la dignité humaine " et " aussi voisines que possible de la vie courante,
favorisant ainsi le maintien de relations stables ". La direction de ladministration pénitentiaire, de
façon fort discrète il est vrai, a entamé une réflexion sur les conditions de mise en
place d" unités de séjours familiaux ", ou d" unités de
visites familiales ", dans les prisons françaises. Un groupe de travail a été
organisé à cet effet en septembre 1994 (en même temps que ladministration
pénitentiaire mettait en place un autre groupe de travail sur le rétablissement de
linterdiction de rapports sexuels dans les parloirs), qui a remis son rapport en
juin 199510. Il est à remarquer que ce nest pas la première fois quune
réflexion sur ce thème est engagée par le ministère de la Justice. En 1985, un rapport demandé par le Garde des Sceaux Robert
Badinter à la commission architecture-prison préconisait la réalisation de studios dans
lenceinte des prisons devant permettre aux détenu-e-s dy recevoir leur
famille en dehors de la surveillance du personnel pénitentiaire. Cette proposition devait
être appliquée à titre expérimental par la construction des centres de détention de
Mauzac et du Val-de-Reuil, mais lalternance politique allait mettre fin au projet,
le nouveau ministre de la Justice A. Chalandon sy montrant nettement moins
favorable. La surpopulation, les coûts induits et le danger de surenchère des
prisonniers, du fait de limplantation dun tel dispositif dans un seul
établissement, furent ses principaux arguments à lappui de ce refus de mise en
place. Le problème des visites familiales na pas pour autant été oublié, et il a
continué à hanter au cours des années suivantes toute réflexion sur les conditions de
détention. En 1989, un rapport remis par G. Bonnemaison incitait à " réfléchir en
concertation avec le personnel pénitentiaire, au maintien dans les établissements
longues peines des relations affectives et sexuelles des détenus ". En 1992, le
rapport du groupe de travail de ladministration pénitentiaire sur la gestion des
longues peines proposait de compenser labsence de permission de sortir, touchant les
détenus frappés de longues peines par lorganisation de visites à caractère
familial et dune durée prolongée, et préconisait la création despaces
privatifs à destination de tels détenus. En termes strictement juridiques, il nexiste pas de
consécration juridique dun droit à une vie sexuelle des détenus. A ce jour,
dailleurs, la Cour et la Commission européennes des droits de lHomme
nont pas reconnu lexistence dun droit à la sexualité spécifique,
même pour les personnes libres. Par contre, une jurisprudence existe en matière de droit
au respect de la vie familiale, et la Commission européenne a affirmé quil est
" essentiel au respect de la vie familiale que lAdministration Pénitentiaire
aide le détenu à maintenir un contact avec sa famille proche ". De plus, il est à
noter que le maintien des liens familiaux est un des axes majeurs de la mission de
réinsertion du service public pénitentiaire, comme laffirme larticle D 402
du CPP : " En vue de faciliter le reclassement familial des détenus à leur
libération, il doit être particulièrement veillé au maintien et à
lamélioration de leurs relations avec leurs proches, pour autant que celles-ci
paraissent souhaitables dans lintérêt des uns et des autres. " En se fondant sur une approche centrée sur la réinsertion
du détenu, plutôt quen termes de " droit à la sexualité ", le groupe
de travail a proposé linstauration dans les établissements pénitentiaires de
" lieux privatifs permettant à la famille, dont lun des membres est détenu,
de vivre intra-muros pendant un certain temps toutes les dimensions de la vie familiale,
de la préparation de ses repas à un sommeil partagé en passant par des rapports
amoureux "11. Les autorisations à accéder à de telles rencontres familiales,
dune durée maximale de 48 heures et organisées comme une modalité particulière
de lexercice du permis de visite, seraient délivrées par le chef de
létablissement pénitentiaire pour toute la durée de la détention, mais avec la
possibilité de sanction en cas dincident en lien avec le déroulement de la visite. |
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