Sexualités et violences en prison
La prison, une annexe de la maison des hommes

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Sexualités et violences en prison 

Daniel Welzer-Lang, Lilian Mathieu, Michaël Faure

Préface de Michèle Perrrot - Postface de Bernard Bolze
Observatoire International des Prisons - Aléas

ALEAS EDITEUR, novembre 1996

 

La prison, une annexe de la maison des hommes

La prison, une annexe de la maison des hommes où l’abus est un instrument de domination et un régulateur des rapports de force

Dans ce qui précède, nous avons récusé plusieurs notions. De la " culture carcérale " à l’hypothèse sexologique, nous avons non seulement montré la faible pertinence de ces modèles d’analyse, mais plus loin, comment en isolant telle ou telle pratique, elles évitent de penser la prison de manière compréhensive, et en tous cas, ne nous permettent pas de comprendre les formes, les cadres d’exercice et le sens de ce que nous qualifions d’abus. Il est temps, à ce moment de l’exposé, de regrouper les diverses informations que nous avons déjà présentées, pour les globaliser de manière intelligible.

Nous avons choisi de mobiliser le concept de " maison-des-hommes ", d’insister sur la division sociale en _uvre chez les détenus et de décrire, à travers les interviews, les situations que vivent les détenus au sein de la prison. Notre intérêt pour utiliser ce modèle d’analyse est double. D’un côté, nous pensons qu’il nous permet de révéler une forme spécifique d’organisation sociale dont l’originalité est à chercher dans sa nature masculine, dans le fait qu’elle est sous tendue tout à la fois par la domination masculine et la division entre dominants. De plus, cette forme d’analyse lie la situation en prison avec d’autres formes d’organisation sociale en _uvre dans le groupe des hommes. De nombreuses auteures — nous l’avons déjà dit — ont appelé à des travaux sur les dominants. Encore tout récemment Françoise Héritier-Augé écrivait :

" On parle de l’enfance, de l’adolescence, de la vieillesse, mais pas de l’âge d’homme, de la maturité active, de celui qui est censé, dans les systèmes susdits, exercer charges, responsabilités, pouvoir.

L’âge d’homme, c’est le trou noir et le référent ultime. Peut être faudrait-il s’interroger sur ces étranges oblitérations, en ce que, à mon sens, c’est cette absence et ce silence mêmes qui légitiment tout ce qui est advenu à l’humanité. "

Le recours à la " maison-des-hommes " comme paradigme descriptif et explicatif nous semble de nature à pouvoir répondre à de tels appels. Bien sûr, l’utilisation de tels concepts anthropologiques que nous avons adaptée des travaux de Maurice Godelier peut paraître réducteur à certain-e-s, mais elle offre l’avantage de visibiliser un ordre masculin peu étudié dans les sciences sociales.

Nous allons l’examiner longuement, l’abus sous ses différentes formes (sexuelles ou non) semble être un puissant opérateur hiérarchique qui tout à la fois sous-tend et génère la division entre hommes, notamment celle entre ceux qualifiés de " caïds " et les détenus définis comme " pointeurs ", " homosexuels " ou ceux qui présentent des signes de faiblesse. Le croisement des concepts de maison-des-hommes, de secret collectif et d’homophobie, nous fournira des clefs pour en proposer du sens. Car après tout : pourquoi eux ? Pourquoi associer dans l’ostracisme carcéral " pointeurs " et hommes efféminés qui représentent deux cas de figures différentes, voire antagoniques ? Pourquoi violer des violeurs en stigmatisant le viol lui-même ?

Nous allons reprendre une à une ces notions en essayant de montrer comment elles font sens dans la production et la reproduction de l’ordre masculin et de la domination masculine. Dans cette partie, nous allons nous appuyer largement sur nos travaux précédents qui traitent de la construction sociale du masculin, des rapports entre l’homophobie et l’abus dit " sexuel ". Pour ce faire, il est nécessaire de reprendre sommairement ce que nous avons développé par ailleurs.

3.1. L’homophobie, la maison des hommes et la prison

3.1.1. L’homophobie

Pour nous, l’homophobie au masculin n’a pas de rapport avec la sexualité, mais concerne une forme d’aliénation qui aboutit au contrôle social des hommes par eux-mêmes. L’homophobie est liée aux modèles de socialisation masculine d’une part, et à la domination qu’exercent collectivement et individuellement les hommes sur les femmes d’autre part. Dans nos propos, domination sur les femmes et homophobie sont deux réalités interactives, deux représentations de la domination que subissent hommes et femmes : oppression pour les unes, aliénation pour les uns. Nous allons examiner rapidement ce qu’il en est de l’homophobie " restrictive " ou " particulière ", celle qui s’adresse spécifiquement aux gais et aux lesbiennes. Homophobie restrictive, qui est à n’en point douter un produit de l’homophobie et de l’hétérosexisme.

On rencontre de plus en plus d’hommes qui font l’amour avec des hommes et qui ne se réclament pas de l’homosexualité. Ce qui n’est pas sans présenter des difficultés spécifiques dans les messages de prévention sida qui s’adressent aux " homosexuels "6. Il semble bien que seule la précipitation ait fait adopter aux scientifiques les catégories homosexuels et hétérosexuels sans qu’ils/elles prennent le temps d’en interroger le sens exact. Pour l’instant, homosexuel désigne en fait les hommes qui sont repérés et désignés comme tels (les " pédés "), et les hommes qui se revendiquent de l’homosexualité (les " gais "). Et les femmes ? Pour les hommes, tout se passe comme si l’homosexualité féminine était invisible. Ou, ce qui revient ici au même, comme si l’homosexualité féminine n’était pas une vraie sexualité.

Arrivés à ce point, nous pouvons plus précisément affirmer que les hommes repérés, désignés et accusés d’homosexualité sont ceux qui ressemblent aux femmes, ceux qui portent des tenues efféminées, ou qui ont des manières de dire et de faire que l’on peut qualifier de féminines. Un homosexuel qui se cache, ou qui présente tous les signes de la virilité, n’est pas concerné. Bien plus, la critique — ou l’agression — de la part féminine chez l’homme, dire qu’un homme efféminé est un " homosexuel ", une " fifi " (au Québec), un " pédé ", un " enculé ", n’a pas de rapport direct avec la sexualité de cet homme8. C’est bel et bien la construction sociale des genres, et notamment du genre masculin, qui définit les critères de repérabilité des hommes désignés comme homosexuels.

Le genre masculin est aujourd’hui construit de manière paradoxale. Tout se passe comme si les messages éducationnels disaient à chaque mâle, et de manière contradictoire : " tu dois être comme ceci " et en même temps " tu ne dois pas être comme ceci, sinon_ " Prenons un exemple. On dit aux hommes : " tu dois être le maître chez toi ", " tu dois porter la culotte ", autrement dit " tu dois être dominant ", et en même temps : " tu ne dois pas frapper une femme, même avec une rose " Le produit direct de cette double contrainte est bien souvent la violence masculine domestique et le silence/honte/culpabilité des hommes violents incapables de diriger leurs relations avec leur compagne sans se sentir obligés d’utiliser des violences physiques.

Mais, on aurait tort de limiter l’analyse de ces messages aux seules formes d’oppression et de domination des femmes par les hommes. Les injonctions paradoxales concernent l’ensemble de l’univers masculin, et on pourrait en multiplier les exemples : " Homme, tu sauras draguer les femmes, être celui qui est actif, qui décide, qui propose ! " Et en même temps : " Homme, tu respecteras les femmes, futures mères de tes enfants ! "; " Homme, tu ne montreras pas tes faiblesses, tu ne pleureras pas, tu seras dur avec toi-même, tes proches et tes ennemis ! " et " Homme, tu seras tendre avec les femmes et les enfants ! "

Les injonctions paradoxales constitutives du masculin reflètent, comme bon nombre de messages éducationnels, les contradictions inhérentes aux univers sociaux. Elles traduisent à leur manière les luttes sociales qui se mènent entre hommes, et entre hommes et femmes, les transformations des rapports sociaux que génèrent les luttes entre genre masculin et féminin, en tant que genres différenciés et hiérarchisés.

Nous n’avons jusqu’ici examiné que les deux premiers termes de cette figure rhétorique qu’est l’injonction paradoxale. Nous avons indiqué que la suite logique se trouve toute résumée par la conjonction " sinon ". " Sinon " exprime la double nature répressive des messages éducationnels transmis aux hommes. D’une part, la première proposition de l’" être homme " sous-entend implicitement le fait de bénéficier de l’ensemble des privilèges accordés aux êtres définis comme masculins et, d’autre part, " sinon " contient une menace. Privilèges/menaces et injonctions paradoxales sont intimement mêlés et enchevêtrés. Dans de nombreux cas, " l’honneur ", la " virilité " sont les bénéfices symboliques de cette double injonction. Dans la publicité, dans les conseils aux hommes, dans les proverbes, c’est-à-dire dans les différentes maximes qui paraphent la construction de l’identité masculine, honneur et virilité sont associés au pouvoir sur les femmes dépendantes et soumises, aux honneurs (au pluriel). Leur pendant négatif est la honte, le " déshonneur ". On a souvent sous-estimé les effets que peuvent produire les couples honneur/honte ou honneur/déshonneur sur les hommes. La remise en cause de la virilité ou de l’honneur des hommes représente souvent une véritable dégradation9. Un peu comme dans l’armée, masculinité et virilité sont souvent évocateurs de grades successifs. Quant au terme " viril ", sa contrepartie négative, son antonyme social s’apparente à l’assimilation à une femme.

En d’autres termes, même si certaines injonctions paradoxales semblent simplement référer au fait que l’homme, le vrai homme doit être différent des femmes (donc ne pas pleurer, donc se battre_), l’ensemble de ces injonctions, de manière implicite, se situent dans une problématique de distinction hiérarchisée. Etre homme c’est être supérieur aux femmes ou à leurs équivalents symboliques, c’est-à-dire les hommes qui ne paraissent pas prouver qu’ils en sont vraiment.

3.1.2. La maison-des-hommes

Intéressons-nous maintenant aux lieux et places où sont socialisés les hommes en tant que tels, les lieux et places où sont exprimées les injonctions paradoxales menant entre autres à l’homophobie. Dans ce système de codes masculins, facilement repérables dans les proverbes, les récits, les légendes, les mythes, la construction du masculin, l’éducation des hommes, semble se faire dans une maison-des-hommes imaginaire. Bien sûr, le mode de vie actuel fait place de plus en plus à la mixité; garçons et filles étudient ensemble, ils et elles jouent et rient ensemble dans les cours d’écoles. En tous cas, et là réside peut-être l’innovation, personne ne questionne plus, semble-t-il la capacité des êtres féminins à penser par elles-mêmes. Pourtant, lors de la séparation avec le monde des femmes, au cours des premières expériences où les hommes se confrontent à la structuration de leur virilité, tout semble se passer comme dans un monde unisexué.

Quand les enfants-mâles quittent le monde des femmes, qu’ils commencent à se regrouper avec d’autres garçons de leur âge, on voit apparaître une phase d’homosocialité où émergent de fortes tendances et/ou de grandes pressions pour y vivre des moments d’homosexualité. Comparaisons de " zizis ", compétitions de " branlettes ", jouer à qui pisse le plus loin, dans certains cas excitations sexuelles collectives à partir de pornographie feuilletée en groupe, voire même maintenant devant des strip-poker-vidéos où l’enjeu consiste à déshabiller les femmes_ à l’abri du regard des femmes et des hommes des autres générations, les petits hommes s’initient entre eux aux jeux de l’érotisme. Ils utilisent pour ce faire, les stratagèmes, les questions (la taille du sexe, les capacités sexuelles) légués par les générations précédentes. Ils apprennent et reproduisent alors les mêmes modèles sexuels quant à l’approche et à l’expression du désir.

Dans cette maison-des-hommes, à chaque âge de la vie, à chaque étape de la construction du masculin, est affectée une pièce, une chambre, un café ou un stade. Bref, un lieu propre où l’homosocialité peut se vivre et s’expérimenter dans le groupe de pairs. Dans ces groupes, les plus vieux, ceux qui sont déjà initiés par les aînés, montrent, corrigent et modélent les accédants à la virilité. Une fois quittée la première pièce, chaque homme devient tout à la fois initiateur et initié. Etudiant les Baruyas en Nouvelle Guinée, Maurice Godelier a souligné l’importance de ces espaces exclusivement masculins pour la socialisation des jeunes hommes. Godelier montre comment, dans cette ethnie qui considère que " le sperme est la vie, la force, la nourriture qui donne la force à la vie ", dans le secret de la maison des hommes, on transmet aux jeunes garçons non encore mariés les rudiments de la domination des femmes lors de cérémonies d’initiation comportant l’ingestion du sperme de leurs aînés :

" Le second secret, plus sacré encore puisque celui-là aucune femme ne doit le connaître, c’est que le sperme donne aux hommes le pouvoir de faire re-naître les garçons hors du ventre de leur mère, hors du monde féminin, dans le monde des hommes et par eux seuls. Le secret le plus sacré, c’est que les jeunes initiés, dès qu’ils pénètrent dans la maison des hommes, sont nourris du sperme de leurs aînés, et que cette ingestion est répétée pendant de nombreuses années dans le but de les faire croître plus grands et plus forts que les femmes, supérieurs à elles, aptes à les dominer, à les diriger ".

Toute violation de ce secret, soigneusement dissimulé aux femmes, est punie très sévèrement, et ceux qui résistent à l’initiation y sont contraints par la force.

Un des apports de l’anthropologie est de permettre, en comparant des phénomènes sociaux formellement très différents, d’en repérer certaines similitudes. Pour le jeune Baruya comme pour le jeune occidental, l’apprentissage des valeurs masculines se réalise par la fréquentation des pairs dans des espaces exclusivement masculins. Apprendre à être avec des hommes, ou ici dans les premiers apprentissages sportifs à l’entrée de la maison-des-hommes, à être avec des postulants au statut d’homme, contraint le garçon à accepter la loi des plus grands, des anciens, de ceux qui lui apprennent les règles et le savoir-faire, le savoir-être homme. La manière dont certains hommes se rappellent cette époque et l’émotion qui transparaît alors, semblent indiquer que ces périodes sont vécues comme une forme de rite de passage ou, mieux, comme ce que Bourdieu appelle des rites d’institution. Apprendre à jouer au hockey, au football, au rugby, c’est d’abord une façon de dire : " je veux être comme les autres garçons. Je veux être un homme et donc je veux me distinguer de son opposé (être une femme). Je veux me dissocier du monde des femmes et des enfants. "

C’est aussi apprendre à respecter les codes, les rites qui deviennent alors des opérateurs hiérarchiques. Intégrer codes et rites conduit à incorporer les non-dits. Un de ces non-dits, que relatent quelques années plus tard les garçons devenus hommes, est que l’apprentissage doit se faire dans la souffrance. Souffrance psychique de ne pas arriver à jouer aussi bien que les autres. Souffrance des corps qui doivent se blinder pour pouvoir jouer correctement. Les pieds, les mains, les muscles_ se forment, se modèlent, se rigidifient par une espèce de jeu sado-maso avec la douleur. P’tit homme doit apprendre à accepter la souffrance — sans mot dire et sans " maudire " — pour intégrer le cercle restreint des hommes.

On a beaucoup parlé — en France comme dans les autres pays où la conscription est obligatoire — de l’armée. Il est souvent dit que le service militaire, rite de passage entre l’adolescence et l’âge adulte et rite d’institution séparant hommes et femmes, correspond en quelque sorte à une école masculine de la guerre, un apprentissage de la lutte pour être le meilleur, et en même temps, une espèce d’antichambre du sexisme17, et de l’homophobie. Une telle hypothèse ne perd rien de son actualité, du moins en France. A moins que l’armée ne soit qu’un facteur complémentaire, une suite logique dans le continuum de l’éducation des hommes. Une forme plus visible, simplement.

Dans les tous premiers groupes de garçons, on " entre " en lutte dite amicale (pas si amicale que cela si l’on en croit la part de pleurs, de déceptions, de chagrins enfouis que l’on y associe) pour être au même niveau que les autres, puis pour être le meilleur et pour gagner le droit d’être avec les hommes ou d’être comme les autres hommes. Pour les hommes, comme pour les femmes, la socialisation se fait par mimétisme. Or le mimétisme des hommes est un mimétisme de violence. De violence d’abord envers soi, contre soi. La guerre qu’apprennent les hommes dans leur corps est d’abord une guerre avec soi-même. Puis, dans une seconde étape, c’est une guerre avec les autres. Articulant plaisirs, plaisirs d’être entre hommes (ou hommes en devenir), plaisirs de pouvoir légitimement faire " comme les autres hommes " et douleurs du corps qui se modèlent, chaque homme va, individuellement et collectivement, faire son initiation. Par cette initiation s’apprend la sexualité. Le message dominant : être homme, c’est être différent de l’autre, différent d’une femme.

Mais que se passe-t-il dans la " première pièce " de la maison-des hommes ? L’antichambre de la maison-des-hommes fonctionne comme un lieu de passage obligé qui est très fréquenté. Un couloir où circulent tout à la fois de jeunes recrues de la masculinité (les p’tits hommes qui viennent juste de quitter les jupons de leur mère), à côté d’autres p’tits hommes fraîchement initiés qui viennent — ainsi en convient la coutume de cette maison — transmettre une partie de leur savoirs et de leurs gestes. Mais l’antichambre de la maison-des-hommes est aussi un lieu, un sas fréquenté périodiquement par des hommes plus âgés. Des hommes qui font tout à la fois figures de grands frères, de modèle masculin à conquérir par p’tit homme, d’agents chargés de contrôler la transmission des valeurs. Certains s’appellent pédagogues, d’autres moniteurs de sport, ou encore prêtres, chefs scouts_ Certains sont présents physiquement. D’autres agissent par le biais de leurs messages sonores, de leurs images qui se manifestent dans le lieu. Ceux-là sont artistes, chanteurs, poètes. En fait, parler de " la première pièce " de la maison-des-hommes constitue une forme d’abus de langage. Il faudrait dire : les premières pièces, tant est changeante la géographie des maisons des hommes. A chaque culture ou chaque micro-culture, parfois à chaque ville ou village, à chaque classe sociale, correspond une forme de maison-des-hommes.

Le masculin est tout à la fois soumission au modèle et privilèges du modèle. Certains aînés profitent de la crédulité des nouvelles recrues, et cette première pièce de la maison est vécue par de nombreux garçons comme l’antichambre de l’abus. Et cela dans une proportion qui, à première vue, peut surprendre18. Ainsi, le jeune garçon est-il quelquefois initié sexuellement par un grand, ce qui peut aussi signifier être violé. Etre obligé — sous la contrainte ou la menace — de caresser, de sucer ou être pénétré de manière anale par un sexe ou un objet quelconque. Masturber l’autre. Se faire caresser_ On comprend que les hommes à qui une telle initiation est imposée en gardent souvent des marques indélébiles.

Tout semble indiquer dans les interviews réalisées lors de l’étude sur l’homophobie ou auparavant que beaucoup d’hommes qui ont été abusés par un autre homme plus âgé sont disposés à reproduire cette forme particulière de violence. Comme s’ils se répétaient : " Puisque j’y suis passé, qu’il y passe lui aussi ". L’abus sexuel est une manière de produire et de reproduire l’ordre masculin, les abus perpétrés représentant une compensation — de la douleur, de la honte — que réclame l’ex-homme abusé. Cela vaut tant pour les abus réalisés à l’encontre des hommes qu’à l’encontre des femmes. D’autres se blindent. Ils intègrent une fois pour toutes20 que la compétition entre hommes est une jungle dangereuse où il faut savoir se cacher, se débattre et où in fine la meilleure défense est l’attaque.

D’autres formes d’abus sont quotidiennes, complémentaires ou parallèles aux abus sexuels. Elles en constituent d’ailleurs souvent les prémisses. Des abus individuels, mais aussi des abus collectifs. Qu’on pense aux différents coups : les coups de poing, les coups de pieds, les " poussades ". Les pseudo-bagarres où, dans les faits, le plus grand montre une nouvelle fois sa supériorité physique pour imposer ses désirs. Les insultes, le vol, le racket, la raillerie, la moquerie, le contrôle, la pression psychologique pour que p’tit homme obéisse et cède aux injonctions et aux désirs des autres_ Il y a donc un ensemble multiforme d’abus de confiance violents, d’appropriations du territoire personnel, de stigmatisations de tout écart au modèle masculin dit convenable. Toutes formes de violences et d’abus, que chaque homme va connaître, tant comme agresseur que comme victime. Petit, faible, le jeune garçon est une victime désignée. Protégé par ses collègues, il peut maintenant faire subir aux autres ce qu’il a encore peur de subir lui-même. Conjurer la peur en agressant l’autre, voilà la maxime qui semble inscrite au fronton de toutes ces pièces de la " maison-des-hommes ".

Ne nous y trompons pas. Cette union qui fait la force, cet apprentissage du collectif, de la solidarité, de la fraternité ne revêt pas que des côtés négatifs. Nonobstant que dans la " maison-des-hommes " la solidarité masculine intervient pour éviter la douleur d’être soi-même victime, elle est le lieu de transmission de valeurs qui, si elles n’étaient pas au service de la domination21, seraient des valeurs positives. Prendre du plaisir ensemble, découvrir l’intérêt du collectif sur l’individuel, voilà bien des valeurs qui fondent la solidarité humaine.

A l’intérieur de la maison-des-hommes, et dans l’apprentissage de la masculinité, il ne semble pas exister de point neutre, de position de relâche. On est actif ou passif, agressé ou agresseur. Tout écart de sensiblerie doit donc être combattu, voire puni. " Si tu veux être comme une femme, on va te traiter comme une femme ! " semblent dire les hommes entre eux. Ainsi, dans la maison-des-hommes, le féminin devient le pôle repoussoir central, l’ennemi intérieur à combattre.

A l’adolescence et après, les garçons ne quittent pas totalement la maison-des-hommes. L’entrée dans la vie amoureuse, les contacts avec les femmes, l’installation en conjugalité, toutes ces étapes ne sont pas dépourvues de contacts avec le monde mâle. Tout homme va généralement continuer à passer certaines " périodes " régulières à la maison-des-hommes, qui agissent comme des stages de (re)sensibilisation aux comportements masculins. Les excroissances de la maison-des-hommes, on les retrouve dans les espaces de travail, dans les cafés, dans les stades, dans les clubs_ Bref, tous les endroits où les hommes s’attribuent — menaces à la clef — l’exclusivité d’un lieu ou d’un espace-temps. Maintenant certaines femmes osent y pénétrer. Certaines ont bravé les menaces de viol ou d’agression. On reconnaît bien là aussi l’évolution des rapports sociaux de sexe, la remise en cause du masculin hégémonique et prévalent. Ce ne sont d’ailleurs pas ces femmes qui sont les plus agressées. Nous avons montré en effet, dans nos études sur les hommes violeurs qu’ils agressent prioritairement, non pas — comme nous dit le mythe — les " belles femmes qui poussent les hommes à assumer leurs pulsions irrépressibles " —, mais bel et bien des femmes que le violeur estime faibles et fragiles, des femmes qui sont en situation de vulnérabilité. On retrouve ici un autre effet de cette socialisation de l’homme : repérer la fragilité des personnes, hommes et femmes, qu’il rencontre.

D’autres prolongements de la maison-des-hommes ont été peu explorés. Certaines féministes ont, avec raison, dénoncé le sexisme des publicités et de certains messages médiatiques. Elles en ont décrit les contours : comment les femmes sont assimilées à des animaux, comment elles deviennent des faire-valoir de voitures, de bières_ quand elles ne sont pas — comme on a vu en France récemment — métaphorisées en serpillières. Une autre fonction est donc dévolue à la publicité : servir de réassurance à la virilité. " Soyez forts et vous aurez de la bière_ et des femmes "; " Soyez violents, car non seulement ce comportement est parfaitement normal mais en plus les femmes aiment ça ". La publicité, mais aussi une bonne partie de la production cinématographique ou télévisuelle viennent réactiver sans cesse les injonctions apprises aux hommes.

Les femmes, dans l’éducation masculine, signent la différence et servent de récompense. D’une part, le nombre de conquêtes féminines tombées dans les filets des hommes sont autant de médailles à mettre en exergue dans les discours, de grades de virilité. Que ces conquêtes soient réelles ou non, le message véhiculé est clair : pour être un homme, il faut draguer. Et la liste des femmes séduites constitue la preuve qu’on est bien un homme. D’autre part, les vrais hommes ne devant pas parler d’eux, les hommes se parlent entre eux à travers un discours sur les femmes ou sur " la " femme.

Et les autres hommes, ceux qui n’entrent pas dans le moule : les p’tits hommes qui ne sont pas capables d’être aussi machos que leurs aînés, les garçons encore impubères, les moins-beaux, les " poètes " et les gars sensibles ? En s’excluant de ces rituels collectifs, en ne tenant pas leur place d’hommes, en n’affichant pas un tableau de chasse glorieux, ils signent leur différence. Ils sont alors mûrs pour la culpabilité et la honte. En tous cas, ils doivent dorénavant se taire. Ou subir.

A travers ces quelques rappels, on perçoit le rôle central que joue l’homophobie. Homophobie que l’on peut définir comme la discrimination envers les personnes qui montrent, ou à qui l’on prête, certaines qualités (ou défauts) attribués à l’autre genre. L’homophobie est une forme de contrôle social qui s’exerce chez tous les hommes et ce, dès les premiers pas de l’éducation masculine. " Pour être valorisés, vous devez être virils, vous montrer supérieurs, forts, compétitifs_ sinon, vous serez traités comme les faibles, les femmes et assimilés aux homosexuels ". Dès lors, l’hétérosexisme, la discrimination contre les hommes — et les femmes — homosexuel-le-s, ce que l’on peut qualifier d’homophobie restrictive, n’est que le produit de l’homophobie que tout homme — gai ou pas — subit dès le plus jeune âge. Homophobie et domination des femmes sont les deux faces de la même médaille. Homophobie et viriarcat24 construisent chez les femmes et chez les hommes les rapports hiérarchisés de genre.

Et pour les homosexuels ? Le message distillé par l’homophobie est clair : pour vivre heureux, vivez cachés, ou changez ! Depuis quelques années, certains, souvent peu nombreux, tentent d’affronter l’homophobie et de contredire ses stigmates en affirmant leur différence et leur " fierté homosexuelle ".

3.1.3. La prison comme maison des hommes

Lors de l’étude dont nous venons de rappeler quelques résultats, nous n’avions pas étudié la prison. Nous nous étions bornés à signaler que police, prison, ordres religieux_ semblaient devoir être intégrés à la maison-des-hommes. Non seulement, on y retrouve une mono-sexuation masculine, mais chacun de ces espaces contribue à sa manière à conforter et à renforcer, à valoriser et promouvoir, les codes de virilité, l’association homme=violence, homme=savoir et pouvoir_ Les interviews réalisées dans le présent travail nous ont conduits à approfondir la métaphore de la maison-des-hommes, à préciser les places respectives des hommes entre eux, à mettre en relief le rôle que jouent certains hommes que nous pouvons, toujours en référence aux travaux de Godelier, qualifier de " grands hommes ".

Dans cette perspective, le passage en prison constitue pour les détenus-hommes un " retour " à la maison-des-hommes, dont la prison constitue elle-même une excroissance et un prolongement. Mais contrairement à d’autres espaces de la maison-des-hommes (pensons aux équipes sportives par exemple), la prison constitue un " retour " obligé, une punition infligée par d’autres ordres majoritairement masculins : police et justice.

Et les témoignages que nous allons relire en fonction de ce paradigme nous confirment que la prison n’est pas un univers clos de la vie sociale, mais bien au contraire qu’elle est un lieu de consolidation, de production et de reproduction de l’ordre masculin à travers ses formes d’intégration, d’exclusion et ses modes de régulation. Dans un premier temps, nous allons examiner comment la prison est une forme classique de la maison-des-hommes, notamment dans son rapport aux femmes ; ensuite nous examinerons comment les spécificités de la prison éclairent la compréhension de la structuration du pouvoir mâle dans et hors de la maison-des-hommes.

3.1.3.1. Une structuration du masculin sur l’absence féminine

Comme tout lieu et espace de la maison-des-hommes, la prison se définit par l’absence des femmes et dans le fait que celles-ci, malgré leur absence, sont structuratrices des relations entre hommes. " Les " femmes sont absentes. A leur place, à la place des ces milliers de femmes qui constituent ou constituaient l’entourage des détenus, va être convoquée " LA " femme, le générique de toutes les femmes.

La femme peut se réduire à un détail anatomique, notamment un sexe, un " cul ", une " chatte ", et sert de médiatrice aux relations entre hommes. On trouve ainsi la femme exposée sur les murs, empreinte iconographique de la disponibilité féminine promise à tout homme :

" Des mecs de longue peine quoi, qui avaient des femmes à poil dans leur cellule, des calendriers ou un truc pareil " (ex-détenu).

" J’ai rencontré des gens en prison qui n’afficheraient jamais une photo de nana à poil chez eux, jamais. Mais qui par contre, en prison, ils peuvent se le permettre. Bon, c’est selon les prisons, interdit ou pas mais les mecs sont entre eux, ils n’ont pas de femmes autour d’eux, c’est un environnement clos (_) On est entre mecs, il n’y a pas de cinéma, on est que des mecs, on a des couilles " (ex-détenu).

Et en dehors de l’iconographie des cellules, la diffusion de films X, l’échange de revues, alimentent une imprégnation pornographique tellement usuelle et allant de soi chez les hommes qu’elle semble normale à l’ensemble des personnes fréquentant la prison.

" Canal, c’était pas interdit, c’était pas censuré (_) Oh oui, oui, je pense que c’était les films qui étaient le plus regardés, c’est vrai que je veux dire, on savait très bien que le premier samedi du mois à telle heure, plus personne ne dormait " (surveillant).

" Les films érotiques sur Canal +, ils regardent (_) Et puis quand ils peuvent avoir des magazines ou des choses_ D’ailleurs leurs cellules sont tapissées de photos de femmes nues, beaucoup et puis leur esprit travaille avec ça " (visiteuse).

Et les images de " La " femme servent d’intermédiaires dans les discours masturbatoires entre hommes, et les masturbations dans les rapports entre hommes, entre tous les hommes présents, surveillants compris.

" Je ne l’avais jamais vu à poil et puis je lui fais comme ça : "Sans déconner, elle mesure combien ?" — "Je ne sais pas, je n’ai jamais mesuré" et c’est du style, je lui fais : "Tiens, viens, on essaye de choper la gaule pour voir lequel qui en a une plus grande, lequel qui en a une plus grosse" (_) Ou du genre "Oui, comment tu aimes bien sauter les femmes ?" — "J’aime bien les prendre comme ça, ou non, je suis plutôt comme ça". Tu parles beaucoup de cul mais ça ne va pas plus loin, ou alors tu vas raconter des petites anecdotes de délires que tu t’es tapés avec des nanas, tu vois, mais sans plus. En parlant avec du détail_ " (ex-détenu).

" Il y en avait un qui se faisait_ c’est même pas un_ c’était une équipe de quatre, cinq matons, leur plaisir c’était de surprendre les détenus en train de se masturber quoi, c’était ça. Alors ils arrivaient en chaussons tout doucement et puis ils mataient, tout, ils tapaient à la porte : "Ah, on se tire sur la colonne !" Et puis ils rigolaient quoi " (ex détenu).

Et comme dans les autres quartiers de la maison-des-hommes, à LA femme est associée la violence que les femmes sont censées normalement supporter, voire engendrer.

" Mais eux, dans leur tête ce n’est pas un objet [la femme], c’est : elles le veulent, elles sont consentantes, quelque part elles en sont ravies (_) D’autres disent : "tu verras ce qu’elle va prendre quand je sortirai !" " (visiteuse de prison).

 

Chapitre 4 : Les abus en prison pour femmes : la non-symétrie

A dessein nous avons distingué ce qui ressort des hommes et des femmes en détention. Le traitement social des femmes n’est en rien symétrique à celui des hommes. Non seulement les prisons pour femmes rassemblent moins de 5% des détenu-e-s — ce qui explique pour partie la différence quantitative de témoignages — mais surtout la structuration des rapports entre femmes détenues, entre détenues et surveillantes, diffère totalement de ce qui a été expliqué précédemment. On irait en vain chercher une quelconque " maison-des-femmes " dans les témoignages qui suivent. De plus, le harcèlement et les abus dont on nous a entretenus n’ont pas la même place structurante des rapport sociaux et des divisions entre femmes.

Pour souligner les manques, notamment le manque de discours féminins sur la prison des femmes — une recherche complète sur ce thème reste à faire — nous avons conservé l’idée de présenter les quelques témoignages reçus dans un chapitre spécifique. Ces témoignages ne sont pas nombreux, mais ils sont très significatifs et cohérents entre eux. Cohérents aussi avec toutes les discussions informelles que nous avons pu avoir avec l’ensemble des intervenant-e-s qui circulent autour des prisons pour femmes.

Certains discours sont communs avec ceux des hommes détenus, notamment ceux ayant trait à l’enfermement ou à l’(auto)justification des recherches érotiques. Mais la plupart des informations que nous ont livrées les femmes qui ont connu la détention diffèrent de celles de leurs collègues masculins. Derrière les dissemblances de discours entre hommes et femmes, on lira facilement les effets des constructions sociales différentes, les positions de sexe assignées aux femmes par les hommes. Y compris en prison.

La plupart de nos interlocutrices ont d’emblée, et de manière spontanée, signifié LA différence entre détention des femmes et celle des hommes en situant la condition des femmes détenues en comparaison avec celle des hommes détenus. Un peu comme si, même pour les femmes, le point de référence, la normalité, était et restait la détention masculine. On peut lire ici un effet de la domination masculine : les femmes n’ont pas d’autonomie symbolique. Le référent, même quand les femmes sont entre elles, est le modèle masculin.

4.1. Les hiérarchies féminines

Là où l’ensemble des témoignages sur les détenus faisait état des hiérarchies et des exclusions organisant une véritable division sociale entre hommes, quelques témoignages de femmes signalent la place particulière qu’occupent certaines détenues. Celles-ci vont, en parallèle avec le monde des hommes, être désignées comme " caïds ". L’univers carcéral féminin semble aussi régi par des rapports sociaux faits d’autorité et de soumission :

" Tu peux être avec une caïd dans la cellule qui fait peur à tout le monde, elle a la télécommande et tu regardes le film à la télé. Tu la regarderas si elle veut la regarder, que tu payes ou pas, c’est pareil " (ex-détenue).

Toutefois, une grande prudence est de mise quant à la comparaison avec l’univers masculin. On irait en vain chercher les atours qui entourent le caïdat masculin. Ici, même dans ce témoignage, la hiérarchie reste limitée à la seule cellule, aux interactions particulières qu’organise la mise en coprésence de femmes en détention. Non seulement cette hiérarchie ne s’organise pas principalement autour d’un référent sexuel, n’est pas doublée d’abus de toutes sortes, de complicités ou de privilèges pour les proches de celle que l’on définit comme caïd, mais de plus une seule détenue nous a évoqué ce caïdat.

Quant aux phénomènes d’ostracisme internes à la population carcérale féminine, plusieurs d’entre-elles nous ont signalé la position particulière qui affecte les femmes inculpées d’infanticide et de violences graves à enfant, et dans une moindre mesure, les toxicomanes. On retrouve contre les femmes qui ont failli à leur rôle de mère des violences verbales, des menaces. Certaines surveillantes prennent des mesures préventives pour les protéger en les confinant en cellule, d’autres — d’après les témoignages — cautionnent les rejets violents. Nous signalions plus haut lorsque nous évoquions les détenus hommes que la division hiérarchique réifie les frontières de genre ; nous retrouvons ici — du moins par rapport aux mères — un processus homologue. Une " bonne " mère s’occupe de son enfant. Le martyriser ou le tuer est inacceptable dans la morale carcérale féminine.

" Entre détenues les règlements de comptes se font surtout sur celles qui ont fait des maltraitances sur leurs propres enfants. Ça, il y a vraiment une guerre, ces femmes-là en général ne sortent pas. Moi je me rappelle d’une qui avait séquestré son gamin dans un placard, qui m’avait parlé longuement, qui se sentait vraiment coupable et qui ne pouvait pas sortir, qui ne pouvait pas sortir sinon elle se faisait carrément lyncher sur place, c’était clair (...) Quelqu’un qui trafique, je parle de drogues dures, qui tue des vies c’est pas grave, mais quelqu’un qui fracture, ou qui donne des coups à ses enfants c’est vraiment très mal perçu " (ex-surveillante).

" Les femmes qui ont tué leur gosse ? Oh il y en avait six, elles sont mal vues. [silence] Elles sont vraiment mal vues hein par les filles, elles en bavent. Les gardiennes essayent de les... un petit peu_ Tu sais de les mettre à l’écart, mais elles en bavent. Verbalement... Les droguées aussi elles sont mal vues, il y a beaucoup de droguées... (_) Elles sont insultées hein les filles, celles qui ont tué leur gosse. [C’est] "salope, je vais te chopper dans un coin, je vais te tuer", elles sont méchantes. Les gardiennes elles tournent la tête. Elles laissent faire hein les gardiennes la plupart. Tant qu’il y a pas la main, elles laissent faire. Les gardiennes elles sont pas gentilles avec. Elles ramassent. Déjà que quand t’arrives en prison, c’est ou t’es, elles te demandent si t’es une droguée ou si tu as tué ton gosse, ça c’est le premier truc. (_) C’est su, tout est su " (ex-détenue).

 

Un parallèle entre " pointeurs " et femmes infanticides peut donc en partie être établi. A notre connaissance, il n’y a pas de mot spécifique pour désigner ces mères défaillantes2. Mais si la charge stigmatisante est comparable, le rejet est différent. Surtout, à aucun moment on ne nous a fait part d’abus sexuel contre elles. Ceci nous conforte dans nos hypothèses sur la nature sexuée (liée au genre) des punitions et brimades infligées en détention, aux femmes comme aux hommes.

4.2. Les rapports à la sexualité en détention

Autant le discours sur, ou autour de la sexualité, est central, omniprésent, structurateur de l’ensemble des relations sociales dans les prisons d’hommes, autant ici, dans les témoignages de femmes, elle retrouve un statut privé. Ni la sexualité, ni le discours sur la sexualité ne sont centraux dans le discours sur le mode de vie entre détenues :

" La sexualité ? C’est vrai qu’on en parlait même pas entre nous, même entre les filles. Moi je crois que je n’étais pas non plus suffisamment proche de beaucoup de monde, et c’est vrai qu’on mettait aussi pas mal de distance par rapport à toutes les filles qu’il y avait. Il y avait vraiment des cas pas possibles, et c’est vrai que c’était tellement noyé au milieu des problèmes que bon, pff, ça ne vient pas trop à l’esprit " (ex-détenue).

Par contre, le manque de l’autre semble prendre une dimension éminemment problématique. A côté du discours de certaines femmes affirmant que, là aussi, les femmes sont différentes, d’autres plus nombreuses nous expliquent l’absence et ses conséquences et notamment pour certaines, le rapprochement avec tous les hommes possibles qui côtoient la détention :

" De toute façon les femmes en prison, par rapport aux mecs, elles n’éprouvent pas ce besoin de l’autre, c’est plus des complicités, des relations d’amitié, d’affinités, de choses comme ça, par rapport aux mecs qui ont peut-être la photo de leur femme, ou des bouquins, des magazines pornos, il y en a peut-être qui en achètent, je ne sais pas. Les nanas n’éprouvent pas du tout, à moins que ce soit une nympho, mais c’est plus des relations comme ça entre femmes... " (ex-détenue).

" Remarque, quelquefois tu te demandes, enfin, ce n’est pas que tu te demandes, mais je sais que je me suis retrouvée avec une mère maquerelle, par exemple, j’ai eu le droit à plein d’histoires. C’était pareil, tu avais beaucoup de nanas qui étaient là pour la prostitution, mais indirectement liées parce qu’elle prenaient de la dope donc il fallait bien qu’elles se fassent de la tune, quoi. Donc c’était quand même mecs (rire), ce n’était pas trop nanas, enfin nanas entre nanas " (ex-détenue).

C’est ce manque qui incite à l’élaboration d’un ensemble de stratégies pour communiquer avec les hommes. Ce qui est observable dans plusieurs prisons où on nous a décrit les parades que cela peut provoquer. Quand les prisons de femmes et d’hommes se font face, les détenu-e-s peuvent échanger de vive voix :

" R : Quand on parle avec eux, euh_ les hommes, en plus les hommes c’est, ouais c’est : "viens me tirer une pipe". Enfin, non. C’est pas "viens me tirer une pipe" c’est euh... "Tu me tireras une pipe". Parce que c’est pas "viens" parce que, on sait tous que c’est impossible. C’est : "comment tu t’appelles ?", "tu peux m’écrire ?"...

I : C’est quoi les réactions des femmes ?

R : C’est pareil : "Comment tu t’appelles ?" Et puis parfois, c’est_ "ça va pas non, va te faire enculer"... Des trucs comme ça " (ex-détenue).

" Enfin moi, ce que j’ai entendu quand même comme histoire, pendant que j’étais là, c’est qu’il y avait une nana en particulier qui était dans une cellule qui donnait sur les cellules des mecs, et je savais que régulièrement elle se mettait seins nus à la fenêtre, et bon elle nous racontait des histoires (rire); les mecs mataient, et elle nous racontait "ouais, les mecs, j’ai vu ça, il y en a un qui se fait enculer", tout ça, enfin bon, ça faisait de l’effet, et elle de son côté par contre je ne sais pas du tout comment elle réagissait. Enfin bon, ça devait bien lui plaire quand même, hein (rire) " (ex-détenue).

Les discours entre femmes sur les hommes peuvent en outre constituer des supports destinés à pallier à l’absence masculine :

" Valérie par exemple me racontait que la première fille avec qui elle était quand elle est arrivée en prison n’arrêtait pas de lui raconter ces histoires, parce que c’était une prostituée, mais de luxe, et donc elle lui racontait ses histoires dans les salons, tout ce qui s’était passé avec les mecs et tout ça. Bon, apparemment ça la branchait bien, ça devait lui manquer peut-être aussi (rire), ou c’était une façon de se valoriser, je n’en sais rien " (ex-détenue).

Mais de manière générale, les discours et évocations érotiques sur les hommes ne sont pas symétriques aux discours sur LA femme dont nous ont parlé les détenus. Les femmes se souviennent de scènes, racontent leur histoire personnelle plus ou moins fantasmée, mais on reste dans une description réelle ou imaginaire d’interactions. L’autre genre est entrevu à travers des interactions personnalisées, et non à travers un discours politique général sur LA femme sensée représenter l’ensemble des femmes.

Là où la comparaison est des plus significatives, c’est lorsque l’on évoque l’iconographie qui entoure la détention, l’utilisation des corps de " l’autre ". Là où les hommes découpent LA/les femme(s) en autant de segments corporels pornographiques, les femmes semblent préférer afficher des animaux et des vedettes de cinéma ; là où les hommes parlaient sexe, ici on nous parle d’affection. On retrouve les différences de construction et de perception sociales des rapports entre amour et sexualité :

" I : Et il y a des photos érotiques au mur ? "

R : Je sais même pas si elles passeraient. Je sais même pas si ça passerait. Non non pas de photos. En cellule, les photos, tu sais tu as un petit tableau d’affichage, les photos c’est plutôt des chats, des chiens, des acteurs, beaucoup d’acteurs... Les acteurs oui. Tu sais je corresponds avec une fille à X depuis que je suis sortie, je lui envoie beaucoup de cartes postales et elle me demande beaucoup beaucoup d’acteurs... Jamais d’actrices... (silence). Mais t’as un manque d’affection qui est, qui est horrible hein... Tu vois au bout de... moi c’est au bout de deux mois je pense, au bout de deux mois ça a coupé_ Bon au début, t’as tes problèmes tu n’y penses pas, mais au bout de deux mois, tu vois ? Quand t’as pas de copains, t’as déjà envie de correspondre avec un_ T’as besoin de recevoir du courrier d’hommes... T’es prête à correspondre avec n’importe qui pourvu que ce soit un homme. Et il y a beaucoup de filles en prison, qui correspondent avec d’autres détenus hommes, d’autres prisons, sans les connaître. (_) Alors à ce moment, c’est tout_ tout... Affectif et sexuel euh... tout... C’est un manque affectif hein ! Mais c’est toujours très doux_ euh_ manière douce oui " (ex-détenue).

Ceci n’empêche pas que, comme les hommes, certaines femmes utilisent la pornographie du film X pour servir de support à leurs masturbation.

4.3. La sexualité féminine carcérale

4.3.1. La masturbation féminine

Nous avons décrit la honte des détenus face à la masturbation. Pour les femmes détenues, le tabou sur l’évocation de la masturbation est encore plus pesant : les sociologues de la sexualité et sexologues ont depuis longtemps souligné le silence que la majorité des femmes garde sur ce type de pratiques. Pourtant il s’agit encore une fois d’une pratique répandue, présentée comme un palliatif à l’impossibilité des rapports sexuels, et qui prend également la pornographie comme support. Une ancienne détenue en maison d’arrêt nous a évoqué les pratiques de masturbation qui se déroulaient pendant la projection hebdomadaire de films pornos sur le circuit vidéo de la prison :

" Chacune est sur son lit, c’est des lits superposés et il y a masturbation (...) Parce que le problème en prison c’est que tu n’a pas d’objets, tu peux pas avoir de pénétration. Tu n’as pas d’objets, tu n’as rien, qui ait la forme d’un sexe, tu n’as rien hein, rien du tout. T’as pas de bouteille, t’as pas... je sais pas moi ! Rien ! Tu n’as rien. Donc le seul truc, enfin je te parle de Z, le seul truc c’est la télécommande, et les télécommandes de Z sont rondes, et tu vois pas très grandes, rondes, presque comme un vibromasseur en fait... Alors t’as les "dit-on". "Tiens celle-ci, elle se masturbe avec la télécommande", c’est les "dit-on" ça (...). Chacun pour soi, discrètement, sans faire de bruit surtout. Faut pas bouger, faut, ben tu sais les lits superposés, si tu bouges, celle du dessous, elle entend, si... Parce que la sexualité en prison c’est quand même tabou. Tu vois ça... tabou " (ex-détenue).

" Au début si, au début, si. Au début, bon le film porno commence, tu rigoles, tu parles et tout. C’est "oh, t’as vu...", c’est les mêmes phrases que_ qu’ont une bande de copains qui regardent un film de cul. C’est pareil, c’est les mêmes phrases... C’est... "oh, t’as vu celle-là comment elle fait... Putain il a grosse bite lui, t’as vu ça, putain il est bien foutu... Regarde ce que qu’elle fait, j’ai jamais vu çà"... Tu vois c’est des trucs comme ça, mais... c’est les mêmes phrases, c’est pareil qu’à l’extérieur ça... Et tu sais on dirait que c’est pour mettre l’ambiance, parce qu’il faut dire quelque chose_ Parce qu’il y a un film de cul. Tu comprends ? Parce que t’es gênée, parce qu’il y a un film de cul, alors tu te sens obligée de parler... Tu comprends ce que je veux dire ? En fait c’est un peu ça ! Et puis il arrive un moment, tu te tais, tu dis plus rien. voilà !... Mais par contre le lendemain, en promenade tout ça, personne parle de ça " (ex-détenue).

Mais si les femmes détenues expriment, sous une forme encore plus accentuée, les mêmes sentiments de culpabilité que leurs homologues masculins devant leurs propres pratiques onanistes, l’homosexualité est en revanche loin de susciter chez les femmes incarcérées les mêmes réactions d’agressivité ou de déni que dans les prisons pour hommes. L’homophobie, si elle est présente tant chez les hommes que chez les femmes, se construit et s’exprime néanmoins de manière différente selon les sexes.

4.3.2. L’homosexualité féminine

Comme certains hommes, des femmes ont des rapports sexuels avec des partenaires de même sexe en prison. Dans les témoignages de femmes relatant de telles expériences sexuelles, soit celles-ci se déclarent homosexuelles, et elles nous ont alors expliqué leur expérience du saphisme en prison ; soit affirment n’avoir eu de tels rapports que lors de rapprochements entre femmes dus à la détention (y compris pour les détenues se réclamant de l’homosexualité). On retrouve dans ce cas une nouvelle fois ce que nous avons qualifié d’" hypothèse sexologique " :

" Je sais que j’avais une amie qui était en cellule avec une codétenue. Elles ne se sont pas mises ensemble comme ça. Disons qu’elles se sont retrouvées autour d’un point commun qui est la dope. Et par affinité si on peut dire, elles ont vécu une relation pour ne pas avoir de manque affectif, je ne sais pas, pour partager un peu de vie, de quotidien_ " (ex-détenue).

Grâce à la collaboration volontaire d’un groupe de femmes lesbiennes ex-détenues, nous avons eu accès à des informations sur cette dimension spécifique de la vie carcérale féminine que nous avons pu mettre en parallèle avec les discours des surveillantes. On ne nous a jamais évoqué de stigmatisation paroxystique telle que nous avons pu en décrire pour les détenus. Comme pour la question générale de la sexualité, la tolérance ou non de l’homosexualité féminine reste inscrite dans les interactions avec les surveillantes et dans les jeux d’ajustements permanents qui régissent la détention.

Certains discours à tonalité homophobe rendent avant tout compte d’une tentation de déni ou d’une volonté de ne rien percevoir de l’homosexualité en prison. Adoptant elles aussi l’" hypothèse sexologique ", certaines surveillantes interprètent ce qu’elles constatent de l’homosexualité entre détenues comme un palliatif à une hétérosexualité rendue impossible par la détention, ce qui permet dans un même temps de délégitimer, en quelque sorte, ces pratiques en en faisant quelque chose de temporaire ou d’inauthentique. Dans la citation qui suit, on retrouve également la figure, classique des représentations homophobes, de l’homosexuelle contagieuse qui semble pervertir par son seul contact une personnalité hétérosexuelle avant l’incarcération :

" Il y a des limites et il y a leur discrétion aussi. Moi, je n’ai jamais supporté le matin, de trouver deux filles dans le même lit, bon ben, je leur ai dit_ Je leur ai dit ce que je pensais et puis bon, je n’en ai pas retrouvé souvent. Je ne sais pas, ce n’est pas compliqué à six heures du matin de retrouver leur lit (...) Dehors elles font comme elles veulent, c’est un choix, mais disons qu’en prison, bon, la fille qui est homosexuelle d’accord, mais la deuxième, elle n’y est peut-être pas, homosexuelle. C’est peut-être, c’est un besoin de sentiment, un besoin de quelque chose, mais elle serait dehors, elle n’y serait pas. Bon, c’est comme ça que moi je ressens et que je vois la chose, donc c’est pour ça que je n’accepte pas. Enfin, je n’acceptais pas qu’elles soient dans le même lit, qu’elles fassent ce qu’elle veulent dans la nuit, ce n’est pas mon truc, dans la journée, qu’elles se comportent correctement, même vis-à-vis des autres. Que ça soit leur histoire à elles si elles veulent, quand les portes sont fermées " (surveillante).

(Ex)détenues homosexuelles et surveillantes sont d’accord : l’homophobie est moins présente dans les prisons pour femmes. Cette situation peut sans doute être rapportée à la représentation sociale dominante de l’homosexualité féminine, qui fait de celle-ci une non-sexualité ou, au mieux, une sexualité " incomplète " puisque sexualité d’où les hommes sont absents4. Mais on ne trouve pas trace dans les témoignages recueillis d’expéditions punitives, d’ostracisme particulier produits par les codétenues. La question de l’homosexualité semble rester une affaire privée :

" Si je prends l’exemple de X. où là les filles étaient toutes ensemble sur la cour de promenade et où moi je me trouvais des fois, là il y avait vraiment des couples de filles qui se tenaient par la main, par le cou, etc. Mais c’est vrai que chez les femmes c’est plus perçu comme des "super copines", qu’un couple, c’est plus vu de cette manière là " (ex-surveillante).

" Ben déjà c’est très difficile parce que souvent elles sont pas ensemble en cellule. On les sépare la plupart du temps... Tout dépend, si c’est des détenues sans problèmes, cools, qui disent amen à tout, aux gardiennes, elles peuvent rester ensemble un certain temps. Donc, personne en parle autour. Mais sinon on les sépare... En trois mois, je suis restée que trois mois en détention donc euh... Mais, en trois mois, j’ai pas vu de filles qui étaient lesbiennes qui étaient restées ensemble. Elles se voyaient à la douche, c’est l’endroit où elles peuvent se voir à la douche... Si elles sont au même étage, mais sinon... " (ex-détenue).

" Mais en cellule c’est possible en fait parce que, il arrive que des filles, elles peuvent demander d’être ensemble en cellule, ça arrive qu’on leur dise oui. Quand j’étais là-bas, y’en avait deux, qui ouais, qui étaient ensemble, elles étaient ensemble depuis un petit moment. Quand il y a pas de problèmes, on les laisse. Et là, il y a rapport sexuel le soir... ouais rapport sexuel, attouchements poussés euh... Mais vu que c’est des cellules de trois, c’est... très difficile " (ex-détenue).

Le vécu homosexuel dépend en partie du bon vouloir du personnel et de l’habileté des femmes à négocier avec celui-ci. L’ ajustement avec les surveillantes est décrit comme une opération où seules les personnalités des surveillantes et des détenues entrent en ligne de compte :

" Par rapport aux matons — puisque ces rapports sont quand même importants entre femmes —, il y a eu suivant le caractère des gens, et le respect des gens, différentes attitudes, des persécutions, ou des gens qui buvaient, qui branchaient, tout ça_ Et il y a vraiment une personne, la matonne chef, qui était très réglo et très respectueuse de ce qu’on était, de qui on était " (ex-détenue)

" Par rapport à la matonne chef, ce que je tenais à rajouter, c’est qu’en fait on l’a revue plusieurs fois après, sur nos activités, parce qu’on habite P. [une ville moyenne] et qu’elle travaille toujours à la prison, et c’est vrai que plusieurs fois on l’a vue avec une nana, toujours la même, et on soupçonne d’ailleurs qu’elle soit homosexuelle " (ex-détenue).

Même tolérée, l’homosexualité féminine vécue en prison, parfois avec l’assentiment des surveillantes, reste toujours une sexualité sous surveillance, une sexualité où le non-droit à la vie privée qui caractérise la détention limite les élans entre femmes. En témoignent ces extraits de témoignage de femmes homosexuelles :

Karine F. : " C’est que je suis restée sept mois, et les quinze premiers jours je n’était pas avec Ghislaine [son amie]. On est tombées en même temps et on a été isolées les quinze premiers jours, donc j’étais avec deux personnes différentes. Et ensuite — bon, on s’est toujours dit que ça avait vraiment été prémédité, parce que nous on n’avait jamais caché notre homosexualité — on a été très très vite remises ensemble. Donc on a passé pratiquement six mois et demi toutes les deux dans la même cellule. Et donc toutes les deux on a eu très très peu d’envie de faire l’amour, parce qu’on est pas bien, on est pas à l’aise, et puis il y a cet oeilleton, ce putain d’oeil qui fait que tu es matée n’importe quand, n’importe comment, donc tu n’as absolument aucune intimité. De toute façon on n’en avait pas envie, quoi. Que dire d’autre ? En fait, nous les rapports qu’on a eus, c’est vrai que par exemple on se bastonnait beaucoup ensemble. C’est une façon de se défouler, je crois que c’était aussi une façon de communiquer, d’avoir quand même des rapports, de se toucher, quoi, en fait. Sinon je ne me souviens pas si je me suis vraiment beaucoup masturbée, non plus. Et toi ? "

Ghislaine H. : " Tu ne penses pas du tout [à la sexualité]. Enfin je ne sais pas. Ça te coupe les envies, hein, c’est le cas de le dire (rire). L’endroit n’est pas vraiment adapté et propice à ce genre de choses. Ce n’est pas des peep-show_ "

Catherine J. : " Sinon, on avait la possibilité de se voir le dimanche après-midi dans une cellule de son choix, avec les gens qu’on avait choisis, et mon amie — c’est-à-dire que je me suis retrouvée avec ma copine, parce qu’on était séparées depuis le début, et c’était pendant les quelques semaines qu’il me restait à passer — on s’est retrouvées comme ça une fois un dimanche en cellule, mais chez une autre détenue ; de toute façon, bon c’est sûr qu’on s’est enlacées et qu’on s’est fait des bisous, des choses comme ça, mais ça s’est arrêté là. De toute façon on ne peut pas aller plus loin, parce qu’on n’est pas tranquilles, on est observées, épiées, donc ça s’est arrêté là. Il y avait quand même quelqu’un qui était là, la tierce personne, pour nous protéger devant l’oeilleton, si on peut dire. Voilà. "

L’homosexualité des détenues pose parfois des problèmes dans cette cohabitation obligatoire. Une (ex)détenue s’en est ouverte à nous, évoquant son incarcération dans une cellule occupée par un couple d’homosexuelles. Nous donnons ici quelques extraits de son interview. Son témoignage n’est pas exempt d’homophobie latente, il nous montre cependant comment de la gêne au harcèlement sexuel en passant par la jalousie, la détention collective entre femmes peut — aussi — donner naissance à des formes d’abus; comment le harcèlement sexuel n’est pas l’apanage masculin. Mais, nous allons le découvrir, en dehors d’une homologie de termes, l’abus et le harcèlement entre femmes — du moins pour le seul exemple que nous avons recueilli — est peu comparable aux abus décrits dans la prison des hommes.

De la gêne_

" Il y a toujours une tierce personne au milieu du couple. Il n’y a pas de cellules de deux_ Donc c’est pratiquement_ il y a toujours la troisième qui se plaint, qui veut partir. Parce que c’est_ c’est vraiment le couple. Quand elles sont en cellule ensemble, c’est vraiment le couple. C’est un couple. C’est très difficile. Et même le langage c’est que... c’est parler que de ça_ (_) Elles éliminent les hommes hein, carrément ! Elles ne parlent jamais d’hommes.

I : Et quand elles parlent de sexualité, c’est de manière crue ?

X: Ah non non non ! Quand elles sont ensemble c’est_ très douces, très calmes, c’est les câlins, c’est... très gentil... On partage tout... Mais c’est la galère pour la troisième. Elles l’ignorent pratiquement. (_) Elles s’en foutent complètement ".

Des menaces :

" Alors, elle m’a dit : "si je te vois avec elle, attention, je t’éclate la tête, t’as pas intérêt de la toucher". Ou même ça arrive qu’elles se rendent jalouses en disant "ah t’as vu celle qui est avec moi, elle est mignonne hein ?!"... Des trucs comme ça quoi. "

Parfois aussi du harcèlement sexuel_

" X : Pour les autres détenues c’est chiant. C’est chiant parce que_ ça arrive qu’on soit emmerdée, verbalement. Pas d’attouchements_ tout ça_ verbalement...

I : C’est-à-dire, vous avez des avances ?

X : Ouais des avances euh... Des avances vulgaires, des avances... Ouais des avances...

I : C’est dit comment ?

X : C’est cru_ Du style_, comme les hommes quand ils parlent dehors. Style "Tiens, je baiserais bien avec toi, tiens tu veux pas venir avec moi..." Du langage cru... (_) Une femme, ça parle pas comme ça. Et encore pas tous les hommes parlent comme ça hein, attention ! La racaille, la merde quoi... " (ex-détenue).

On le voit, la situation des femmes incarcérées en matière de sexualité n’a pas grand chose à voir avec celle des hommes. Quoique ces informations soient à relativiser du fait du peu de femmes qui se sont exprimées lors de cette étude, il semble évident que seuls les statuts différenciés de la sexualité féminine et de l’homophobie puissent expliquer ces différences. Les témoignages des hommes et des femmes nous offrent un bel exemple de l’asymétrie des constructions sociales des genres qui organisent, en prison comme ailleurs, les expériences masculines et féminines.

 

 


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