Revue TYPES 5 - Paroles d’hommes

Le goût de la solitude

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Revue TYPES 5 - Paroles d’hommes - 1983 

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La solitude ça n'existe pas (3)

Le goût de la solitude

Il y a deux ans, j'ai vécu la rupture d'une relation. Involontaire de ma part — ma copine avait décidé de partir. Je n'étais pas habitué à ce genre de situation, car j'avais passé toute ma vie adulte autour de deux relations, presque sans intervalle entre les deux. A l'age avancé de trente-deux ans, je me trouvais seul pour la première fois de ma vie. Et j'étais obligé de mesurer à quel point ma vie avait été fondée sur une relation avec une autre personne. Ma situation a remis en cause tout ce que je faisais travail, amitié, activité politique, loisirs, même la nourriture.

J'ai passé quelques mois comme dans le brouillard. Rien ne me semblait solide. Je me sentais de nouveau adolescent. D'abord j'ai essayé de continuer ma vie comme si de rien n'était passé. Impossible. Enfin, j'ai compris la nécessité d'apprendre à vivre seul, ou au moins de supporter la solitude. J'ai retrouvé quelques petits plaisirs des choses que j'avais oubliées dans ma vie de couple, remplie d'engagements, de choses à faire et de conversations animées. J'ai recommencé le jogging. C'était au moins une : activité solide, concrète, corporelle. Je montais sur la colline derrière ma maison et, au bout de vingt minutes, je me trouvais dans la forêt de séquoias, au sommet, tout essoufflé. L'effort, même la fatigue, était agréable. Ça me tirait hors de moi-même, de mon état renfermé.

Les vacances approchaient. D'habitude, j'allais en montagne. Avec ma copine, bien entendu. Mais plus de copine. Quoi faire ? Pendant trente ans, j'avais marché dans les montagnes, mais jamais seul. J'ai décidé que j'étais adulte, et que j'irais seul. Ma décision fut favorisée par manque de choix : impossible de rester en ville toutes les vacances. Et me voilà, sur le franc ouest de la Sierra Nevada à la fin de l'après-midi. Avec quelqu'un, j'aurais attendu le jour suivant avant de commencer la marche. Mais seul, je suis pris par une peur de rester inactif, donc je commence tout de suite. Je marche vite, comme un animal poursuivi. Au crépuscule je m'arrête et je monte ma tente. Je mange rapidement, un bout de fromage et du pain. Pas la peine de cuisiner. Je dors, mal. Je me lève tôt le matin. Pas question de rester seul dans " l'intimité " de ma tente. En fait, il n'y a pas d'intimité. Je suis frappé, voire bouleversé, par l'incomparable majesté des montagnes. Je me sens tout à fait incapable d'accepter seul toute cette beauté. Je veux crier à quelqu'un " Oh wow ! Regarde ça ! " Mais il n'y a personne. Le crier à moi-même ? Ça n'a pas de sens.

Je marche et je marche. Progressivement j'apprends à apprécier, pour moi seul, la marche, mon loisir préféré, mais que j'ai aimée jusqu'ici en relation avec une autre personne. Je marche où je veux, mange quand j'en ai envie, dors quand je suis fatigué. C'est moi qui décide. Pas de discussion, donc pas de disputes ; mais j'ai du mal à accepter cette liberté. Je pense à la chanson de Janis Joplin " Bobby McGee " : " Freedoms just another word for nothing left to lose... " (La liberté ce n'est qu'un autre mot pour "rien à perdre"). Eh bien, me voilà libre.

J'aime tellement marcher. Pour la première fois de ma vie, je peux marcher sans arrêt, et je le fais. Mon côté macho n'est pas limité par la présence d'une autre. Un grand plaisir de me lever le matin, de regarder une montagne au loin, de marcher toute la journée et d'y arriver le soir. Je peux aller jusqu'au bout, marcher jusqu'au point d'être crevé. Je ne peux plus dire que c'est " elle " qui m'empêche de faire ce que je veux. Donc, je suis obligé de décider si vraiment je veux le faire.

Je fais les courses. Un plaisir, de voir tous les légumes, les fruits : une vraie richesse. C'est la fin de la saison, et les fraises sont très belles, et pas chères. J'en achète deux barquettes. Le lendemain, un samedi, je me rends compte que les deux amis avec qui je partage mon appartement sont partis pour le week-end. Je n'ai pas pensé à inviter quelqu'un pour dîner. Qui va manger les fraises ? Elles vont pourrir. Tout d'un coup, je me rends compte que MOI, je peux les manger, tout seul. Révélation. Moi, j'ai mes propres envies. Je mange les fraises. Je me sens coupable. Ce n'est pas correct de consommer tout ça, seul. Mais je m'excuse. Après tout, je n'ai pas le choix. On ne peut pas laisser pourrir de la nourriture.

La deuxième fois que je fais les courses, j'ose me poser la question " Que veux-tu manger ? " Une nouvelle façon de penser. Moi, la première personne du singulier du verbe vouloir. J'ai toujours aimé la nourriture en fonction des avis des autres. J'achetais pour faire plaisir à ma copine, à des invités, à des mecs avec qui j'habitais. Maintenant j'apprends à me faire plaisir à moi-même. Et à penser que c'est une raison suffisante pour faire quelque chose. Ce n'est pas facile. Souvent je me sens paresseux. Il faut un grand effort pour faire la cuisine quand on est seul. Souvent je grignote, sans manger un vrai repas de toute la journée. Je me sens infantile est-ce que je ne suis pas assez adulte, assez responsable pour m'occuper de moi, pour manger correctement ? J'arrive à un compromis je fais des " burritos " (haricots rouges avec fromage, frits dans une galette). C'est vite fait, mais c'est tout de même chaud, et je peux dire que je me suis fait à manger.

Être seul. Pourquoi est-ce si difficile ? Je pense à des ermites, à des écrivains qui ont passé plusieurs années beaucoup plus seuls que moi. Après tout, je voyais mes collègues chaque jour. Et même si j'avais perdu une amie privilégiée, il me restait d'autres amitiés en fait, des amitiés aussi importantes. En quoi consistait cette " solitude " ? Je n'étais pas si seul. Et en tous cas, d'où venait la difficulté ? Être seul, c'est être avec soi-même. Est-ce que je me trouve si ennuyeux que ça soit si pénible de me trouver sans une autre présence pour diluer ma propre présence ?

Edgar Blaustein

Naissance : le père présent

Je veux parler d'un événement charnière dans la vie d'un couple : celui de l'accouchement et de la naissance d'un petit, de notre petit Jérémy. Je veux à cette occasion revendiquer la participation active masculine à l'accouchement et à la naissance de l'enfant.

Retour en arrière

Jérémy s'annonce en octobre 1981, par surprise : hasard, destin ; début de grossesse difficile, et six cents kilomètres nous séparent...

Par la suite la situation s'améliore. Nous nous retrouvons tous les deux à Grenoble où je suis étudiant. Vie commune de la grossesse : nous allons ensemble aux préparations à l'accouchement (préparations physiques douces, dédramatisation par l'information et les discussions) ; lectures choisies et variées (Cahiers du nouveau-né, livres de Leboyer et de psychologie) ; refus des manuels techniques (maladies, entretien et caractéristiques du nouveau-né).

Nous tentons aussi une préparation originale pour chacun de nous deux en pratiquant la danse et la relaxation avec une " prof " qui s'occupe depuis peu de femmes enceintes. Nous pratiquons la relaxation en couple, les massages, recherchons des positions préférentielles pour la future accouchée et discutons beaucoup de l'événement à venir : sentiments, peurs, phantasmes des deux membres du couple. Nous voulons échapper à la situation classique dans laquelle la femme doit obéir au précepte : " tu enfanteras seule, dans la douleur ". Je veux être prévenant jusqu'au bout... Pourtant, le gros ventre m'apparaît difficile à vivre sur la fin... Que c'est dur de concevoir la présence proche d'un petit être, pour moi qui n'en ait qu'une conception intellectuelle, mentale et affective !

Le temps est arrêté déjà depuis quelques jours et on est pourtant à une semaine du compte... Nous sommes au restaurant avec deux copains, discussions de choses et d'autres. Minuit, crac, la clinique, because on sent un événement proche. Une douce sage-femme fait l'auscultation : " Je vous garde " ! La chaleur, un grand couloir austère... je sens que je m'évanouis. " Je tiendrai, je serai fort. " Lit pour ma copine ; moi dans un Fauteuil ; deuxième lit avec une autre femme enceinte très angoissée. Un quart d'heure... Ma copine : " On se tire. J'ai mal à me sentir là... " La sage-femme nous laisse ressortir avec les recommandations d'usage... On retourne chez moi.

Le soir même : les premières contractions ! le compte à rebours ; six heures du matin : nous préparons ses affaires pour la clinique. Même lit, même voisine de chambre. Contractions, douleurs. Je la masse. J'essaie de faire passer le temps en parlant. Deux heures sans voir personne. On sonne. 11 h30. On l'emmène. Je la rassure. Elle est fatiguée des approches médicales brusques et guère sensibles. Direction salle de travail. Les douleurs cessent, L'accouchement est très proche. Ma copine se charge de tout car la sage-femme n'est plus là. Jérémy, lui, est bientôt là ; euh... moi aussi, je suis là. J'attends. Je me recroqueville dans mon rôle de spectateur, la sage-femme revient (elle pratique deux accouchements en même temps ; faut le faire !) Tout se passe bien. " C'est un garçon " ; merci, matrone, on n'en attendait pas moins... de vous, puisque vous êtes fière de nous annoncer cela alors que l'on envisageait simplement de respirer, nous, trois êtres qui ne se connaissent pas encore et qui n'ont pas encore envie de se reconnaître. Ensuite nous avons passé une semaine à la clinique, essayant de nous mettre à la portée de Jérémy, parfois agacés par la présence un peu trop directive de l'institution médicale qui admettait mal ma présence dans la chambre et notre envie de nous occuper de notre enfant.

Six mois plus tard. Le temps se déroule vite, plein de cernes sous les yeux. Les six qui ont participé à l'expérience de préparation tirent un bilan. Nous parlons de l'enfant, de notre enfant. La discussion porte aussi sur une plus forte participation de l'homme, du partenaire, non plus comme un spectateur passif mais comme un acteur dont l'intervention serait l'expression artistique de son potentiel affectif. Ce qui, alors ressenti par moi comme un certain vide affectif lors de l'accouchement, pourrait devenir une forme de jouissance complète, affective et physique.

Tout ceci paraissait viable au cours d'une discussion. Mais les contre-arguments ne manquaient pas : notamment celui de l'intervention de l'institution médicale et, à travers celle-ci, la manipulation de la sage-femme, expérimentée et représentante de la sensibilité féminine dans cet acte-là (spécifiquement féminin). Tout cela méritait qu'on continue à réfléchir...

Et les pères ?

J'en donne, bien sûr, ma propre compréhension, ma propre interprétation : la sagefemme n'apparaît-elle pas comme l'image sacralisée de la Mère accouchant la parturiente, sa fille ? Et ceci, avec l'affectivité d'une femme et pouvant ressentir affectivement ce que ressent la femme, et ceci avec une technique (avec un grand T, ce n'est pas sûr, non plus) sûre, efficace.

Il y avait donc des doutes sur cette affectivité, sur cette technique, surtout du fait de cette présence du mâle procréateur et de son envie de participer à ce moment physique et... affectif, pour elle mais aussi peut-être pour lui. Je crois que cette présence masculine peut permettre un peu la remise en cause de cet état de fait qu'est l'accouchement médicalisé et dirigé par l'institution médicale et son retranchement (pour qui) dans le domaine féminin. État de fait qui est déjà modifié par la présence de la femme (accouchement sans douleur mais surtout choix de la manière de le vivre) et par la présence de l'enfant (accouchement sans violence et prise en compte par les adultes de son affectivité et de sa participation active).

Ainsi, il y a une place pour certains hommes, pour leur intervention active, pour leur affectivité, pour les plaisirs ! Et ceci n'est pas ma propre volonté personnelle, ce fut la conséquence d'un vécu en commun de la grossesse, d'un vécu en commun de l'accouchement et l'expression à un certain moment de notre volonté de mettre sur la même longueur d'onde un rôle féminin et un rôle masculin. Le technique restait un peu le parent pauvre (si je puis dire) de ces expressions partagées.

On a trop fait de la naissance de l'enfant un acte technique : un acte où la femme n'a plus de rôle, de présence, de plaisir, d'originalité, où l'enfant n'existe pas, où on vous le présentait par les pieds, " chair " bien vivante, puisqu'il fallait qu'elle pleure. Heureusement cela n'est pas arrivé à Jérémy !

Depuis, nous avons lu par hasard un article dans une revue où l'on raconte que dans un hôpital des USA, on pratiqua il n'y a pas si longtemps ce genre d'expérience voulue par certains futurs pères et que ceci se fit admirablement !!!!! Ils en sont à six cents accouchements effectués par les pères. Les relations affectives entre les trois acteurs étaient meilleures ensuite (peut-être- pas encore dans le retour affectif de l'enfant aux parents). La technique médicale n'était en tous cas pas un obstacle, puisqu'elle n'était amenée par un médecin ou une sage-femme que lors de l'accouchement, au fur et à mesure des phases de l'expulsion, les médecins n'intervenant que lors d'une difficulté ou un cas pathologique nécessitant le savoir-faire médical. Tout ceci ne m'apparaît guère comme une reprise de pouvoir de l'homme sur la femme ou sur les institutions (ce qui nous ramènerait encore à une domination sur la femme), mais comme une prise de position sur un rôle (masculin) de participant à l'accouchement de sa femme, de son amie. Ceci entre bien dans le domaine de nos relations aux femmes, mais aussi avec la paternité, avec les institutions (comme tremplin et structure d'accueil de nos initiatives individuelles).

Je ne me livre pas non plus à une attaque contre les sages-femmes au profit d'un pouvoir médical mâle (le médecin accoucheur). Celui-ci de toutes façons résisterait encore moins à une analyse de sa place affective. Je les mets tous les deux sur le même plan : être les acteurs techniques (mais aussi dédramatiseurs d'un acte vécu trop passionnellement) de l'événement unique à vivre pour un couple qui veut en faire un événement affectif et non un acte médical (avec risques médicaux)...

Je m'en vais sur la pointe des pieds, mon garçon (un an) me dissipe quand la plume devient trop lourde...

Pascal Scarato

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Revue TYPES  5 - Paroles d’hommes - 1983

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