Revue TYPES 5 - Paroles d’hommes

Le plus vieux métier du monde

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Revue TYPES 5 - Paroles d’hommes - 1983 

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Macho et Miso vont en bâteau (3)
Le plus vieux métier du monde

Nous avions envisagé de dire nos rapports à la prostitution, aux prostituées enfin pour ceux qui en avaient eus. Dans les groupes hommes, nous en avions parlé. Certains avaient évoqué cela comme un passé difficile à raconter : la solitude d un soir, la misère sexuelle, la lassitude de la masturbation... et puis cette fuite honteuse vers les quartiers prostitutionnels, la quête culpabilisée d'un corps évocateur, les rapprochements avec ceux des fantasmes, avec celui de la femme que l'on aime ou que l'on désire... le contraste entre les pas furtifs et voyeurs et les regards de ces femmes qui vous saisissent comme client potentiel, qui vous interpellent et vous incitent au passage à l'acte... (" tu n'es pas la par hasard alors n'hésite plus, monte, demande, ose ! ") Ou alors la pratique classique banale, celle du manque : " je n' ai pas baisé depuis longtemps ; je vais donc me payer une pute. " Il y avait un peu de tout ça et certainement plus, mais peu explicité, dans ce que racontaient les copains.

Quel imaginaire ? Pourquoi la gêne ? Quel rapport au fric ? Avaient-ils eu du plaisir ? Ceux que n'avaient pas connu " ça " étaient un peu voyeurs et une pudeur les retint. On arrêta donc d'en parler.

Un copain, plus tard, me dit simplement : " Un soir que j'étais mal, que B. était partie rejoindre son amant, j'y suis allé, j'ai eu du plaisir et j'ai pu parler vite de ce qui n'allait pas... mais elle avait du en entendre des dizaines lui dire la même chose. " Sur les nombreuses fois où il avait eu recours à une prostituée c'était la seule avec laquelle il avait eu la sensation de faire autre chose que se " vider les couilles ".

J'aurais aimé que, pour ce numéro sur les relations avec les femmes, existent des témoignages de rapports avec les prostituées : quid de ce qui se passe dans les têtes à ce moment précis ? Quid de ce qui fait accepter un acte sexuel payable a l'instant où on l'a ? quid de la relation de pouvoir, de possession ? etc. etc. Mais les copains qui avaient connu ces expériences ne purent en parler devant un micro ou sur le papier. Pour ma part, je n'avais pas grand-chose à dire sinon un vague souvenir de beuverie et une rencontre avec une " putain " en qui je reconnus ma voisine de l'étage d'en-dessous. Aussi, quand un abonné et ami de la revue, Gérard Lanscome, nous mentionna qu'il faisait une thèse sur la prostitution, nous fûmes tout ouïes.

C'est ainsi que Pierre-Yves et moi nous sommes rendus à un colloque qu'organisait Gérard Lanscome à Grenoble, les 3 et 4 décembre 1982. S'y rencontraient des prostituées genevoises, des travailleurs sociaux, des militants du mouvement d'accueil des prostituées " le nid ", le juge Wefsbach qui, lors des procès de Grenoble, avait fait condamner à de lourdes peines de prison des " proxo " grenoblois sur plainte de prostitué-es (et ce, pour la première fois dans les annales de la Justice française), des universitaires (chercheurs en socio et en sexologie), des femmes du Planning familial et des " personnalités ", puisqu'on les présente ainsi : Simone Iff, présidente du Planning et membre du cabinet du Ministère des droits de la femme, Grisélidis Réal, écrivain(e) et courtisane à Genève, cofondatrice du mouvement Aspasie, Roger Gaillard, auteur du livre " Sex Bizz ".

Malgré un côté un peu trop " colloque universitaire ", ces deux journées ont permis des débats riches. L'aspect qui m'a paru le plus novateur est celui ayant trait aux causes de la demande masculine. Pour mettre en évidence cet aspect toujours oublié dans les discours sur la prostitution, Simone Iff disait sous forme de boutade : " Si on taxait tout autant le client que la prostituée, les caisses de l'État se porteraient certainement mieux... " Car, effet dans une société dans laquelle les hommes dominent, se payent des femmes, ce sont encore ces dernières que l'on pénalise, que l'on bannit, que l'on exploite. Je regrette d'ailleurs un peu qu'au cours de ce colloque l'accent n ait pas plus été mis sur l'ignoble trafic marchand que représente le proxénétisme en France. Mais il est vrai que la présence de Grisélidis, Marie-France et Jacqueline, prostituées genevoises ayant su défendre leurs droits et conquérir un minimum de respect, pesait dans le sens dune démonstration de ce qui est possible. Nous avons ramené de ce colloque deux textes : celui de l'intervention de Roger Gaillard dont nous publions les extraits les plus intéressants pour ce numéro de la revue — sachant que son livre contient mille richesses sur la prostitution en général et en Suisse en particulier (1) — et une interview de Gérard Lanscome sur les raisons pour lesquelles il est chercheur sur le thème de la prostitution. Ceci n'est bien sur qu'un bref aperçu de journées de colloque riches en perspectives d'actions et de réflexions sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir. Ajoutons d ailleurs que cette présence de la revue et d'A.D.A.M. à un colloque était un peu une " première ".

Jean-Yves Rognant

(1) Le livre de Roger Gaillard étant peu connu en France et mal diffusé, nous en tenons un certain nombre d'exemplaires à la disposition des lecteurs qui le désirent. Le commander à la revue. Prix 65 F.

 

 

Des clients ! Pourquoi ?

Les prostitué(e)s répondent à une demande, et tant que cette demande existera, il se trouvera des êtres pour y satisfaire. Ce qu'il faudrait donc explorer c'est le pourquoi de la demande cliente, c'est l'ensemble de facteurs qui mettent là machine prostitutionnelle en marche.

Il y a sur Terre autant de femmes que d'hommes et, en théorie, l'immense majorité des gens étant hétérosexuels, on pourrait s'attendre à ce que les deux sexes aient l'un envers l'autre un égal intérêt. Pourtant, tout se passe comme si les femmes étaient plus rares que les hommes : toutes les civilisations connues ont développé des structures comme la dot, et bien sûr la prostitution, structures codifiant la mise en vente des femmes, de leur image, de leur personne ou simplement du plaisir qu'elles peuvent procurer.

Un rien d'exotisme

Qu'est-ce que cela veut dire ? La prostitution n'est-elle pas un signe parmi d'autres — particulièrement voyant, il est vrai — d'un formidable malentendu entre les sexes ?

Et d'abord, qui sont les clients ? Pourquoi ont-ils recours aux professionnelles de l'orgasme ?

Une chose est certaine, c'est que l'évolution des mœurs, à Genève comme dans le reste de l'Occident, a fait perdre aux prostituées leur fonction traditionnelle de dépuceleuses, d'initiatrices de jeunes mâles malhabiles. Par contre, la prostitution est toujours un exutoire pour un certain nombre d'hommes solitaires, immigrés, timides ou " pervers ".

Les prostituées que j'ai interrogées à Genève sont pratiquement unanimes à affirmer que 80% de leurs clients sont de hommes excessivement normaux, mariés et qu'ils n'ont pas de demandes particulièrement perverses. Sans doute, certains attendent des prostituées des caresses un rien plus exotiques que la position du missionnaire, de légers raffinements qu'ils n'osent peut-être pas demander à leurs épouses, ou que celles-ci refusent d'exécuter, mais ce n'est pas nécessairement le cas de la majorité. La demande cliente pour l'essentiel, peut se résumer à l'envie d'un petit extra

sans risques, d'une petite aventure, petite déviation hors des rails du lien conjugal. " L'homme est comme ça, disent les prostituées, il aime changer. " S'offrir, le temps d'une passe, un autre visage, un autre corps et l'illusion d'une rencontre. Non sans culpabilité, bien sûr, mais la prostitution offre surtout l'avantage de court-circuiter le cinéma de la séduction, de délivrer l'homme de l'angoisse d'avoir à plaire et de " mériter " son plaisir.

Que la prostitution soit une soupape aux frustrations de la monogamie, c'est une évidence déjà usée, un beau gros cliché ; mais un cliché insuffisant. Posonsnous donc carrément cette terrible et immémoriale question : qu'est-ce que l'amour ? Dangereuse question. Il y a de quoi s'y perdre, d'autant plus qu'à bien lire les romans dits d'amour, à bien écouter tous les tubes de l'été, on s'aperçoit qu'il y est généralement fort peu question d'amour et beaucoup de tout autre chose. Un " autre chose " qui s'exprime en termes d'actes de propriété d'un être sur un autre, voire d'actes de saisie ; en termes de gain et de perte, de trahison et de vengeance, avec un vocabulaire paramilitaire où il est question de " faire une conquête ", de " prendre ", de " succomber " et surtout de " garder "... On s'aperçoit que, contrairement à l'amitié qui peut être éminemment conviviale, " l'amour " est quelque chose de très renfermé et renfermant. Apparemment, pour un être humain, il est inconcevable d'" aimer d'amour ", c'est-à-dire aussi sexuellement, plus d'une personne à la fois. Éprouver de la tendresse et du désir pour quelqu'un d'autre que son partenaire habituel, c'est nécessairement le " tromper ".

Mais prostitution et monogamie sont en fait deux revers de la même médaille, deux branches différentes d'une même Assurance-Jouissance qui donne à l'individu une certaine sécurité orgastique ; dans le cas du couple, marié ou non, c'est une assurance personnalisée puisqu'on s'est rencontré, on s'est plu, on s'est élu, on va " se garder ", jour après jour, le plus longtemps possible ; dans le cas du commerce prostitutionnel, c'est une assurance anonyme sous forme de bons au porteur valables pour une dose seulement mais renouvelables moyennant finances. Ce que cette assurance bicéphale ne peut pas procurer, c'est l'amour, évidemment il n'y a d'amour que libre et gratuit.

Se vendre, oui, sauf son cul...

D'où, probablement, la source du malaise qui entoure les prostituées : en vendant des orgasmes, celles-ci profanent une religion, elles capitalisent une des seules valeurs sacrées que l'humanité se reconnaisse encore. C'est d'autant plus frappant aujourd'hui que la valeurtravail est largement démonétisée : beaucoup de gens désabusés, pas forcément jeunes et marginaux, vous disent comme ça, très cools, qu'ils " se prostituent " pour dire qu'ils travaillent. Ils ont très crûment l'impression de se vendre, de galvauder quelque chose — force, talent, intelligence — qui mériterait d'être mieux utilisé. Pourtant, me semble-t-il, la prostitution sexuelle est restée, socialement, le zéro absolu dans l'échelle des combines douteuses auxquelles un individu peut avoir recours pour - comme on dit — gagner sa vie. On peut tout vendre, sauf son cul, tout commercialiser, sauf l'extase sexuelle : c'est encore le credo de la majorité des gens.

Une autre question importante que pose l'observation du couple clientprostituée est celle de la célèbre " petite différence ". Étant admis que l'égalité des sexes est chose souhaitable et légitime, peut-on toutefois postuler une parfaite équivalence du masculin et du féminin dans la sphère du désir et du plaisir ? Les femmes ont-elles les mêmes besoins sexuels que les hommes ? Glissons sur la question, rigoureusement insoluble, de déterminer si le mot " orgasme " désigne une expérience de même nature, de même intensité, de même signification pour l'un et l'autre sexe. Ce que montre en tout cas le phénomène prostitutionnel, c'est un certain décalage dans les attentes et dans les comportements. Tout se passe, dans la société et les représentations qui en sont données, comme si l'homme était, par nature ou par culture, plus polygame que sa partenaire n'est polyandre, plus enclin à rechercher des expériences éphémères et dénuées de complications sentimentales.

Il ne s'agit pas ici de défendre une " double morale ", qui considérerait a priori comme légitime chez l'homme une manière d'être qu'on refuserait à la femme. Il s'agit de comprendre un phénomène global, une opposition dans les comportements, dont la prostitution n'est qu'un aspect.

La femme est rare

Prenons deux exemples. Il existe actuellement, dans beaucoup de pays, des périodiques plus ou moins clandestins dont la vocation principale est de servir d'intermédiaires à des individus qui cherchent des partenaires sexuels, avec ou sans rémunération. Exemple romand d'une telle feuille de contacts : le mensuel Minuit Plaisir. Si vous feuilletez les petites annonces de ce mensuel, vous serez immanquablement frappé par le nombre énorme d'annonces " Monsieur cherche dame " et le nombre infime d'annonces " Dame cherche monsieur ", assorties de cette émouvante précision : " sans intérêt financier ". Le rapport est de un à cinquante en faveur des hommes et ce, dans tous les journaux similaires du monde entier. Une fois de plus, la femme est rare, très rare, et donc chère !

Deuxième exemple : celui de la pornographie hard-core. Chacun sait que la clientèle des cinés pornos est presque exclusivement masculine, et que cette forme d'industrie exprime des fantasmes de virilité triomphante destinés sans équivoque aux mâles de l'espèce. Des fantasmes de compensation, de substitution, visant à titiller la libido du spectateur et à le rassurer sur sa propre virilité.

Le phallus magique

Un film porno se construit généralement à très peu de frais sur un scénario inexistant, qui n'est qu'un pâle prétexte, mais qui comporte un certain nombre de rituels, avec des scènes obligatoires et des occultations significatives. Par exemple, et c'est assez cocasse, les hommes des films pornos semblent tous être des obsédés du coïtus interruptus : juste avant de jouir, ils se retirent prestement du vagin ou de la bouche de leur partenaire et se finissent, ou sont finis, à la main. Le but du jeu est que l'on puisse voir l'éjaculation, que le spectateur puisse s'identifier à cet épanchement triomphant et sache du même coup que ce qu'il voit n'est pas du chiqué. Il faut qu'il en ait pour son argent.

Autre constante, les femmes des films pornos sont bisexuelles, il y a pratiquement toujours une ou plusieurs scènes lesbiennes, destinées à mettre le spectateur en appétit, à servir d'amuse-gueules en attendant le plat de résistance, c'est-à dire l'arrivée du héros et de son phallus magique. Par contre, les hommes dans ces films sont très farouchement hétéros : pas question de les voir, ne serait-ce que s'embrasser ou se caresser entre eux ; tout juste si, au cours d'une orgie, leurs coudes se frôlent par inadvertance. C'est qu'il ne faudrait surtout pas semer dans la conscience du spectateur-voyeur un trouble de nature à l'amener à remettre en question sa propre image de la virilité.

Mais l'essentiel du message que véhicule la pornographie est une vision purement fantasmatique de la sexualité féminine : les femmes du rêve porno sont de grandes salopes toujours consentantes, toujours prêtes à se faire enfiler par tous les orifices possibles. Ce sont moins des femmes que des hommes à mamelles dont la verge banderait à l'intérieur et qui, du reste, jouissent comme des hommes, selon les mêmes rythmes, et avec le même goût de la performance. Bien. C'est du cinéma. Un cinéma fait par des hommes, pour des hommes, dans lequel la majorité des femmes ne se reconnaissent pas.

Faire " bander " les coeurs

On peut se poser la question de savoir si une " autre pornographie ", une pornographie féminine, serait possible ou souhaitable. Personnellement, je crois que cette " autre pornographie " n'est pas seulement possible, mais qu'elle existe bel et bien, et depuis longtemps. C'est même une industrie très rentable, sans doute autant que le porno hard-core qui vise à faire bander et fantasmer les hommes. Cette " autre pornographie ", c'est toute la presse du cœur, et en particulier les romans-photos du type " Nous deux ", c'est toute la littérature fleur bleue, de Delly aux petits romans de la collection Harlequin, qui connaissent en France un succès faramineux. Voilà des produits culturels qui sont généralement très médiocres et qui, surtout, sont destinés à une clientèle exclusivement féminine. Des produits qui sans doute, pour les consommatrices, ont les mêmes fonctions de simulation et stimulation fantasmatique, de compensation et de défoulement que la pornographie sexuelle pour les hommes. Bien sûr, les scénarios sont très différents : au lieu de chairs béantes, ils étalent des sentiments béats, ils visent à faire bander les cœurs.

Prenons le schéma-type d'un roman de la collection Harlequin : l'héroïne est jeune et jolie, pas fatalement vierge, mais sage : ses principales qualités ne tiennent cependant pas à son physique, mais à sa personnalité : elle est honnête, courageuse, volontaire, modeste, parfois un peu espiègle, mais pas trop. Une vraie petite perle. Inévitablement, elle rencontre le séducteur, un homme plus âgé, quarantaine grisonnante et musclée, le plus souvent riche ou célèbre, en tous cas très autoritaire. Un macho couvert de maîtresses et qui, bien sûr, tente de draguer notre suave héroïne — qui lui résiste — elle ose résister, si, parce qu'elle a de la moralité. Au bout de quelques péripéties, le macho craque, révèle un cœur tendre et meurtri sous sa dure écorce, avoue son amour à l'héroïne. Inévitablement, il se marient et c'est très clairement pour la vie, dans une perspective d'inébranlable fidélité réciproque.

Voilà, c'est peut-être niais, mais ça exprime sans fioritures un certain nombre de fantasmes qui, apparemment, sont chers à un certain public féminin. Tout se passe en fait comme si la porno-du-cul et la porno-du-coeur cherchaient à rassurer leurs adeptes hommes ou femmes en leur présentant une image truquée de leur partenaire, une image conforme à des schémas psycho-sexuels très profondément ancrés dans leurs mentalités.

Dans le cas d'un roman rose, le message est le suivant : les hommes ont l'air, dans la vie, d'être des obsédés qui ne pensent qu'à courir la " gueuse ", des êtres durs, cyniques, insensibles, autoritaires : mais en réalité, ces grandes " brutes " poilues ont aussi des émotions, des sentiments, de la générosité.

Comme vous, mademoiselle, ils rêvent de rencontrer l'âme-sœur, ils rêvent d'un véritable amour-passion qui les engagerait pour la vie, amen.

Dans le cas d'un film porno, le message est pratiquement inverse : Non, Môssieur, les femmes ne sont pas si compliquées que ça ! Dans la vie, elles font des chichis, elles voudraient qu'on les aime pour leur personnalité, qu'on leur dise de belles choses, alors que vous vous en moquez éperdument. Mais en réalité — regardez-les donc se trémousser sur l'écran — elles sont comme vous, elles aiment tirer leurs coups avec le premier beau Mec venu, elles en veulent, pour un peu elles baiseraient la ville entière !...

Ce qui me semble intéressant, et sûrement significatif, c'est que la pornographie d'une part, la presse du cœur d'autre part, ont bien sûr été déjà étudiées par différents chercheurs, mais jamais, à ma connaissance (je n'ai pas tout lu !!), dans leurs interactions, en tant que productions fantasmatiques industrielles destinées à des publics clairement sexués. Même si, évidemment, il y a beaucoup d'hommes indifférents ou hostiles à la pornographie et beaucoup de femmes que la presse du cœur fait vomir.

Et l'amour dans tout ça ?

Ces phénomènes industriels ont pourtant beaucoup à nous dire sur la manière dont se vit la sexualité, sur les malentendus (1) entre hommes et femmes qui, entre autres choses, ont suscité l'émergence de la prostitution. Celle-ci peut être considérée en somme comme une sorte de judo sexuel qui piège l'homme à ses propres fantasmes, une sorte de canalisation lucrative d'un vieux rêve polygamique. C'est dire que la prostitution est loin d'être une réalité marginale qui ne concernerait qu'un petit nombre de femmes bizarres, un peu paumées, exploitées par l'État, par les flics et par leurs maquereaux. La prostitution est en fait au cœur d'un débat fondamental, celui de ce qu'on appelle l'amour, celui d'une communication souvent difficile entre des êtres différents.

C'est pour cela que la prostitution fait encore scandale même en un lieu comme Genève, où elle peut s'exercer de manière très libérale : elle met à nu un certain nombre de choses que la plupart des hommes et des femmes préféreraient ne pas regarder en face.

Reste à savoir si la situation peut évoluer, si les attentes et comportements masculins et féminins sont ou non promis à une certaine convergence. Reste à demander si la prostitution pourrait un jour disparaître, non parce qu'on l'aura bêtement interdite, mais parce que les rapports entre hommes et femmes seraient tellement " autres ", clairs sans mystère, qu'on n'aurait plus besoin de prostituées. Utopie, sûrement. Mais la question reste ouverte.

Roger Gaillard

(1) NDLR. Ce mot nous a semblé malencontreux : le patriarcat serait-il un " malentendu " ?...

A propos de votre NDLR:

Entendons-nous sur ce " malentendu ". Je parle de prostitution, pas de patriarcat. (certaines féministes considèrent la prostitution comme la pire forme d'exploitation patriarcale ; les prostituées elles-mêmes ou, disons, les plus " conscientes " d'entre elles, celles qui s'expriment publiquement, disent au contraire que leur métier est un pouvoir, une forme de revanche sur une société à dominance mâle où elles ne trouvent pas de place qui les convienne. Je crois qu'elles ont raison. C'est le " judo sexuel " que j'évoque dans mon texte. (Ceci dit, beaucoup de prostituées se font piéger autrement, mais ce serait trop long à développer ici.)

Si l'on admet que, dans une structure de pouvoir, les dominés ont une part de responsabilité dans leur propre exploitation ; qu'il s'agit très souvent d'un conditionnement réciproque à des rôles que l'un des partenaires peut, à certains moments, remettre en question, je crois que fondamentalement il n'est pas faux de dire que nombre de situations d'exploitation résultent de " malentendus " ou de " mal-ressentis ", de trous dans la communication de peurs et méfiances qui en viennent à occulter la réalité de l'autre, à fausser son image. Simultanément, on se rigidifie, on se forge une image également fausse de soi-même. " L'homme ", ou " la femme ", dans cette perspective, sont des masques en relations conflictuelles, souvent sadomasochistes. Le " patriarcat " — grosse entité abstraite qu'il faudra décrypter avec bien des nuances — résulte peut-être avant tout d'une peur de la femme d'une revanche sur un " pouvoir féminin ", une identité femelle que l'on comprend mal, et sur lesquels on n'a pas de prise.

Roger Gaillard

 

 

Sujet de recherche

Interview de Gérard Lancosme, étudiant-chercheur à Grenoble, travaillant sur le " terrain " de la prostitution depuis plusieurs années.

Question : Quand as-tu rencontré la prostitution ?

G.L.: J'ai commencé tout simplement par être un " client ". C'était à l'armée entre 1965 et 1969. Le conformisme de la situation, dans la marine, était tel qu'il n'y avait, me semble-t-il, pas à l'époque d'autres solutions lorsque nous étions " en bordée " (en sortie, à chaque escale, dans un port) en France ou ailleurs.

J'ai, en quelque sorte, été " initié par l'intérieur " à ce monde marginal, à travers mes pérégrinations dans différents lieux. Un souvenir, entre autres : à Madagascar, plus exactement à Diego Suarez, lors d'une escale, les séances de baisage, comme il faut bien les appeler, se passaient dans des baraques en planches. La femme vous lavait le sexe avec un récipient d'eau qui était une boîte de conserve. Il y avait des poules et des chats autour de vous, et les enfants regardaient à travers les planches ces quatre paires de fesses noires et blanches qui s'agitaient sur une pauvre paillasse.

Et puis, au fur et à mesure des rencontres, de ce que j'appelle aujourd'hui des " dérives sexuelles ", et bien, je n'allais plus voir les femmes prostituées. Je sublimais, je dépensais autrement. C'est à partir de cette " expérience " qu'en 1975, lorsque les femmes prostituées ont occupé les églises, j'ai commencé à étudier sérieusement la question.

Q: C'est à ce moment que tu as eu envie de creuser les rapports existant entre la société et la sexualité ?

G.L.: Exactement, j'avais en quelque sorte un avantage sur d'autres chercheurs : celui d'un certain vécu. Ma première idée de travail fut donc celle d'une étude du phénomène dans une rue fréquentée par des prostituées dans une grande ville du Sud-est de la France. Je voulais observer les interactions entre tous les acteurs sociaux de cette rue : clients/prostituées, témoins, voyeurs, commerçants, chauffeurs de taxis et habitants de cette rue, etc. Ce travail n'ayant pu voir le jour, je me suis orienté vers une autre étude pour laquelle je disposais de matériaux de recherche : l'effervescence sociale provoquée par ce qui s'était passé en juin 1975, lors de l'occupation des églises par les prostituées pendant dix jours dans différentes villes de France (Grenoble, Lyon, Paris, Montpellier et Marseille) .

Dans cette recherche, je privilégie le rapport entre " aidés et aidants " mis en valeur par des militants " catho ". J'essaie de montrer que malgré le rôle pesant de l'institution catholique sur les comportements sociaux, celle-ci a eu un rôle exemplaire à travers l'action évangélique de quelques hommes en 1975.

Dans la dernière partie de mon travail, j'examine ce que la presse produit comme " image sociale " de la femme prostituée à travers cinq supports : Le Monde, La Croix, Libération, Le Progrès de Lyon et Le Dauphiné libéré.

Q: Et quelles conclusions en tires-tu ?

G.L.: Ce phénomène d'occupation a fait sortir les femmes prostituées du ghetto, et depuis 1975 il me semble que l'on regarde le fait prostitutionnel d'une façon un peu différente. Cependant, la conclusion provisoire de mon étude montre que les conditions d'exercice de la prostitution ont peu évolué (bien qu'un rapport gouvernemental ait été demandé en 1975-1976 à M. Pinot). L'évolution plus récente de la prostitution reste à étudier (l'actualité : " procès de Grenoble " notamment, y a apporté un éclairage intéressant). Le colloque que j'organise les 3 et 4 décembre tente de faire le point là-dessus tout en donnant des éléments comparatifs avec ce qui se fait actuellement à Montréal et à Genève, où les prostituées de cette dernière ville ont obtenu le droit — après en avoir dû porter le cas jusqu'au Tribunal fédéral, la plus haute instance judiciaire helvétique — de travailler de jour comme de nuit.

Q: Où en est la recherche à ce propos ?

G.L.: Si on veut creuser la question, on dispose de peu d'ouvrages fondamentaux en France (contrairement aux États-Unis). Il existe néanmoins une abondante littérature (cf. encadré) plutôt orientée vers le témoignage que vers la recherche. Nous connaissons mieux l'homosexualité, sur laquelle, au cours des derniers mois, des études fondamentales ont été publiées. Même du côté religieux et éthique, de bons et solides points de repère sont à la disposition du grand public, alors que par contre au sujet de la prostitution nous sommes assez démunis.

Q: Quels axes envisages-tu de donner à tes travaux ?

G.L: La prostitution interroge et bouscule les normes non écrites en matière de sexualité et de rapports humains. Ces rapports sont inscrits dans un scénario classique que l'on retrouve dans toute la littérature existante à ce sujet. Pour ma part, j'envisage aussi la prostitution comme une " déviance ". Mais c'est mon opinion...

Savoir, en tant qu'homme, que " toute femme est prostituable " (selon Agnès Laury, ancienne prostituée et fondatrice de SOS-prostituées à Paris) interroge notre propre identité sexuelle et la société globale, car il est vrai que la prostitution est une institution et que l'on peut la définir " comme une relation amoureuse, dans laquelle entrent des rapports de domination, de pouvoir et d'enfermement " (selon R. Gaillard, in Le Sex Bizz) .

En conclusion, je dirais que la situation de la prostitution est très révélatrice des rapports hommes-femmes actuels. Personnellement, savoir que vingt à trente mille femmes actuellement sont prostituées me révolte profondément.

 

 

Quelques points de repère récents sur la prostitution :

— Corbin Alain, Les filles de noce, aubier (1978).

— Duchatelet-Parent, La Prostitution à Paris au XIXe siècle, Seuil (1981).

— Chaleil Max, Le corps prostitué, Galilée (1981).

— Hennig Jean-Luc, Grisélidis courtisane à Genève, Albin Michel (1981).

— Lebel Jean-Jacques, L'amour et l'argent, Stock 2 (1979).

— Lévy Françoise, L'Amour nomade (chapitre : la mère et la putain), Seuil (1981).

— Revue Sorcières n°3, " Se prostituer " (1975)

— Aziz et Delacour, Cinq femmes à abattre, Stock 2 (1981).

— Jaget Claude, Une vie de putain, La France sauvage (1981).

— Barbara et C. de Conninck, La Partagée, éd. de Minuit (1977).

— Oraison Marc, La Prostitution... et alors ? Seuil (1979).

— Millet Kate, La Prostitution, quatuor pour voix féminines, Denoel-Gonthier.

— Réal Grisélidis, Le Noir est une couleur, Balland.

— Aziz Germaine, Les Chambres closes, Stock (1980).

— Feschet Jean, A seize ans sur le trottoir, éd. Ouvrières (1974).

— Belladonna Judith, " Folles femmes de leur corps ", Recherches n°26 (1977).

Gérard Lanscome

 

SEX BIZZ

" L'Amour des Putains est le Ciment des Bonnes Mœurs "

R Gaillard

SEX BIZZ — ESSAI SUR L'AMOUR GRIS

LA PROSTITUTION À GENÈVE

Publié aux éditions Grouaner (Suisse) est fascinant à plus d'un titre. D'abord, ce livre ne tombe pas dans le piège facile de la morale chrétienne qui se veut rédemptrice, ou de la provocation gratuite. Roger Gaillard, auteur de L'ouvrage, nous " parle " des filles au corps-celluloïd sans aucun a priori, sans jugement mâle ou client. C'est une invitation au voyage à Genève, ville-Monopoly, ville où la Prostitution est un métier, presque une profession libérale. Les Flics et les Maquereaux y sont très discrets. Les filles louent leurs corps, paient des impôts et font MÊME de la pub. C'est un détour au PAQUIS (équivalent de la rue St Denis) en compagnie de Grisélidis Réal, femme-maîtresse, " la cinquantaine telle qu'on vous la souhaite ", tête de file du combat des Prostituées Genevoises, attachante, peintre et écrivain. Ce sont ces filles qui s'adonnent à l'alcool (" le milieu du tapin serait l'un des plus alcoolisés qui soient ") usées par le sexe-habitude. C'est ce jeune mineur qui préfère " cinq cents francs obtenus pour un tout petit moment de dégoût aux deux cents francs de salaire mensuel "...

Et puis, il y a le client, sans qui rien ne serait, dont " 80% seraient mariés " qui vient pour un petit " extra ", pour vivre un semblant d'aventure, " il est si facile d'acheter ce dont on a envie sans s'encombrer des préliminaires de la rencontre ". Ce client qui très souvent ne dît pas : " c'est combien ? " mais : " vous cherchez l'aventure... " comme si aventure il y avait. Les timides, les immigrés, avec leurs problèmes de communication...

Ce sont les petits matins d'hiver où, les pieds froids et le cœur à l'étroit, la prostituée " envie " presque les " honnêtes " gens qui partent au travail faire leurs huit heures quotidiennes. On ne peut manquer d'être frappé par l'origine de certaines de ces filles, tout aussi déracinées que certains de leurs clients, origine modeste, parents séparés ou divorcés, solitude... et puis il y a le fisc-proxénète, qui prend de la main droite ce qu'il ne reconnaît pas de la main gauche, qui ferme les yeux sur le travail et les rouvre une fois par an...

Ce livre, je le caresse avec les yeux, je l'aime tout simplement, sans complaisance aucune. Je pense que R. Gaillard a parfaitement ressenti et reproduit une certaine " fascination " (amour !!) pour le corps-écriture de la prostituée, c'est l'affection au temps présent. Sans concupiscence, sans apitoiement, c'est si rare... avec certains sujets-tabou...

Pierre-Yves Menkhoff

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Revue TYPES  5 - Paroles d’hommes - 1983

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01429398/document

 


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