Sexualités et violences en prison
Histoire de la recherche et problématique

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Sexualités et violences en prison

Daniel Welzer-Lang, Lilian Mathieu, Michaël Faure

Préface de Michèle Perrrot -Postface de Bernard Bolze
Observatoire International des Prisons - Aléas

ALEAS EDITEUR, novembre 1996

 

Histoire de la recherche et problématique

 

1.1. Une recherche innommable : les obstacles à la construction de l’objet

1.1.1. Le silence des détenus

Notre recherche s’est heurtée tout au long de son déroulement à un problème de recueil des données. Par bien des aspects, l’abus en prison est un thème innommable, omniprésent de manière implicite mais quasi-impossible à parler pour ceux et celles qui savent_ Si cette dimension de l’étude, compte tenus de l’objet de notre recherche et de l’expérience acquise sur d’autres terrains d’études proches, était prévisible, il est de bonne méthodologie de rendre compte et surtout d’expliciter cet obstacle à la collecte de données, car celui-ci fait partie intégrante de la construction scientifique de notre objet.

Tout se passe comme si la révélation de la sexualité carcérale s’apparentait à une problématique de l’aveu, au sens que lui donnait Michel Foucault. L’ensemble des personnes rencontrées s’accorde à dire que l’abus sexuel en prison est une question grave; grave pour les personnes qui le subissent ; grave aussi dans ce qu’il représente, à savoir une négation des droits de l’individu et sa réduction à un état d’objet sexuel mis à disposition des caïds, des " détenus qui en profitent ", du " système pénitentiaire " qui semble s’alimenter d’une répartition de pouvoirs dans lequel le contrôle corporel, la sexualité, l’exercice de l’abus entre détenus, la connivence entre détenus et surveillants, servent à structurer modus vivendi et paix sociale en prison.

Mais si tous nos interlocuteurs et toutes nos interlocutrices ex-détenu-e-s, sont unanimes pour condamner l’abus sexuel en prison, le manque de liberté dans l’exercice de la sexualité, l’iniquité en regard de dispositifs législatifs étrangers (" roulottes " au Québec, " parloirs d’amours " ailleurs), une double peine en quelque sorte, les chercheurs se sont trouvés ainsi face à un " gap " dans le recueil des données. Tout se passe comme si raconter des événements que l’on a personnellement vécus ou dont on a été témoin risquait de réactiver les effets d’expériences traumatisantes et incompatibles avec le maintien d’une image de soi acceptable. Tout témoignage sur l’abus sexuel se trouve confronté à un obstacle quasi insurmontable : " comment décrire avec pudeur et dignité des actes qui ont avili et humilié la personne ? ". Dans ces conditions, la plupart des témoins potentiels préfèrent se taire, affirmer qu’ils n’ont " rien à dire d’intéressant ", qu’ils " ne savent pas ", ou encore, dans une attitude défensive, renvoyer violemment les chercheurs en les accusant de voyeurisme ou d’une volonté de stigmatisation des détenu-e-s.

Dès septembre 1993, d’abord seuls puis en lien avec différents organismes dont l’O.I.P., nous avons diffusé un appel à témoignage à l’ensemble des personnes et des organismes qui pouvaient sembler concerné-e-s : association d’ex-détenu-e-s, personnel pénitentiaire, associations d’aide à la population carcérale, organismes syndicaux des gardiens, journaux spécialisés (voir l’annexe 4). Nous avions bien fait attention à ne pas mettre l’abus en exergue et essayé de lier cette question à la sexualité en général.

Appel à témoignages

L’O.I.P. (Observatoire International des Prisons) (Lyon) et le Groupe Anthropologie des Sexes (C.R.E.A. - Université Lumière Lyon 2) se sont associés pour mener une étude sur la sexualité pénitentiaire.

Qu’en est-il de la sexualité en prison ? Quelle est l’influence de l’enfermement sur la vie sexuelle des hommes et femmes détenu-e-s, et de leurs proches ? Comment se passe la vie intime dans les cellules collectives ? Quels sont les rapports entre l’administration et les détenu-e-s ? Connaît-on des expériences innovantes ? Qu’en est-il des abus derrière les murs ?

Autant de questions que nous aimerions poser à l’ensemble des personnes concernées par la prison : hommes et femmes détenu-e-s, conjoints et conjointes des personnes incarcérées, gardiens et gardiennes de prison, responsables de l’administration pénitentiaire.

La sexualité appartient au non-dit et au jardin secret des hommes et des femmes; en prison comme dans le reste de la vie quotidienne. Et il n’est pas dans notre intention de participer à une exhibition collective. Mais courriers et témoignages reçus par l’Observatoire des Prisons attestent d’une question complexe où solitude affective et abus de toutes sortes sont souvent mêlés. Si certains pays ont commencé à ouvrir des "parloirs rapprochés" appelés aussi "parloirs sexuels", nous connaissons très mal la situation française.

Fidèle à l’esprit qui l’anime, l’OIP, assisté de chercheurs en sciences humaines, désire faire le point sur cette épineuse question.

Nous avons besoin de vos témoignages.

Bien entendu, toutes les informations sont et resteront confidentielles. Elles nous serviront à faire le point de la question, à étayer l’Observatoire, outil par lequel les groupes locaux de l’observatoire analysent les prisons.

En espérant pouvoir compter sur votre aide, nous vous prions de croire en nos sentiments les plus cordiaux.

Pour l’Observatoire : Bernard BOLZE

Pour les chercheurs : Daniel WELZER-LANG

Pour nous contacter :

Observatoire des Prisons
16 avenue Berthelot - 69341 - Lyon cedex
Tel : 04 72 71 83 83 ou Fax : 04 78 58 72 11
Nous comptons sur votre collaboration pour la diffusion de cet appel.
Notre appel est resté sans réponse.

" Il n’y a rien à dire sur la sexualité en prison ", nous confiait un détenu assis à nos côtés lors d’une conférence sur la prison. Le discours passe d’un" la sexualité en prison n’existe pas " accompagné de considérations rapides sur la masturbation, le fantasme, à " on n’est pas des pédés ", seule réponse à nos demandes d’informations. Et dans un premier temps l’ensemble des personnes contactées confirmait ces pré-jugements. Bien plus, de nombreux interlocuteurs validaient ces propos tout en affichant une méfiance sur le sens de notre démarche. " Quel est l’intérêt de cette étude ? Pourquoi vouloir remuer la m_? " demandaient certains. " Le projet n’est pas scientifique, c’est du militantisme_ " ont même suggéré certains collègues_

Quels que soient les motifs invoqués par les chercheurs (lutte contre le VIH en prison, connaissance sociologique, lutte contre l’isolement des détenu-e-s_), les réponses, ou plus exactement les non-réponses, se ressemblaient étrangement. Nous nous sommes trouvés face à un mur du silence, où ceux et celles qui savaient ou du moins qui étaient censé-e-s savoir, en particulier ceux et celles ayant vécu l’incarcération, affichaient une attitude commune. Nous avions beau rappeler les liens à différents organismes humanitaires (notamment l’OIP) qui dénonçaient des abus, les informations recueillies lors de certaines confidences (lors de la rédaction du projet de recherche, nous avions ainsi appris qu’une compagne de détenu s’est trouvée enceinte suite à un parloir), toutes nos tentatives restaient souvent vaines. Ce dispositif collectif du déni peut être comparé à ce que nous avions vécu lorsque nous avions enquêté sur l’inceste et le viol.

Bien plus, nous avons vécu une pression collective d’un ensemble hétéroclite d’individus pour abandonner notre étude : les réseaux d’ex-détenus contactés connaissaient tous l’existence de notre étude, mais le secret collectif était maintenu; le personnel de l’administration pénitentiaire que nous côtoyions dans d’autres lieux mettait en doute " le sérieux d’une étude réalisée en dehors de l’institution " et réclamait de mettre en oeuvre lui-même cette enquête. Jusqu’à certains collègues sociologues proches d’associations humanitaires liées à la prison qui nous contestaient problématique et objet d’étude. D’autres collègues (c’est authentique) voulaient nous vendre les informations qu’elles détenaient.

Puisque personne ne voulait admettre (et parler) de la sexualité en prison, nous nous sommes alors repliés sur le recueil du déni. Nous avons profité de l’inscription d’un chargé d’études dans un dispositif local lié à une petite maison d’arrêt pour entendre l’ensemble des intervenant-e-s sur la sexualité en prison et ses effets. Bien sûr, entre les lignes, dans les silences gênés, peut se lire quelque chose qui pourra nous faire comprendre les rapports entre la structuration d’une communauté carcérale et le déni de sexualité. Bien sûr, au détour d’une phrase, la sexualité s’échappe et se laisse entendre. Mais ce n’est qu’en confrontant ces paroles à d’autres, que ces résistances prennent tout leur sens.

Et c’est progressivement que les propos ont commencé à se délier. D’abord par des femmes (ex-détenues), qui pour certaines nous ont expliqué les contraintes de la cohabitation en cellule avec des femmes qui font " des avances vulgaires... ". Et ces femmes de nous expliquer dans le détail ce qu’elles nommaient " une sexualité palliative ", à savoir l’homosexualité. D’autres ont commencé à évoquer les parloirs, des questions que pose la proximité physique avec les personnes qu’on aime et qu’on désire. Et de nous expliquer la question des tenues, des attouchements, du courrier. Et puis enfin des hommes (ex-détenus ou surveillants) nous ont fait savoir qu’en effet, il y a bien un problème avec la sexualité en prison. Et nous avons commencé à recueillir les premiers témoignages sur les tests que subissent certains détenus pour savoir " s’ils sont de vrais hommes "; sur le choix que les surveillants se trouvent contraints d’opérer entre signaler ce qu’ils voient (attouchements, rapprochements physiques dans les parloirs, agressions ou rapports de force entre détenus), au risque de briser un lien fragile entre eux et les détenus, ou ne rien dire.

1.1.2. L’embarras de l’administration pénitentiaire

Reconnaître avoir vécu ou participé à un abus place les détenus ou ex-détenus dans une position périlleuse, devant le risque de perdre la face et de subir une dégradation de l’image de soi, pour parler comme Goffman. Mais ils ne sont pas les seuls dans cette situation. Les représentant-e-s de l’administration pénitentiaire, lorsqu’est évoqué le thème de l’abus, tendent eux/elles aussi à adopter une attitude défensive et embarrassée de mutisme ou de dénégation. Ceci tient pour une part à des raisons sociologiques de recrutement de ce corps particulier de fonctionnaires disposés par leur trajectoire au juridisme, et que nous détaillerons plus loin en annexe. Mais cela est aussi du à des contraintes structurelles issues de l’organisation du système pénitentiaire.

Officiellement, le système pénitentiaire français exerce une double mission : d’une part, protéger l’ensemble de la population en mettant " hors d’état de nuire " ceux qui représentent une menace pour la sécurité et le bien-être des autres (ce qui est la fonction de l’enfermement punitif); d’autre part, de faire prendre conscience à l’individu qui s’est mis hors-la-loi des conséquences néfastes de ses actes pour parvenir à le réformer dans le " bon sens " et à le/la réinsérer (c’est la dimension " éducative " de la prison). Or force est de constater que la prison, si elle remplit son premier rôle, échoue totalement à " rééduquer " les délinquant-e-s. Les statistiques des récidives en sont une preuve formelle que nul ne songe à contester, au point que certain-e-s ont pu considérer le passage par la prison comme une véritable porte d’entrée vers une plus grande délinquance pour de nombreux condamnés. Les luttes de prisonniers des années 70 ont mis l’accent sur cette contradiction flagrante : chargée d’éliminer la délinquance et le crime, la prison ne fait que renforcer leur gravité. A la suite de l’oeuvre monumentale de Michel Foucault, Surveiller et punir, historien-ne-s, sociologues et militant-e-s se sont penché-e-s sur les fondements et les finalités de ce paradoxe.

Il n’est pas dans notre propos ici de rentrer dans ce débat, mais plutôt d’étudier quelles en sont les conséquences sur notre recherche. Les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire — et en particulier les surveillants — ont été largement attaqués par les opposants au système carcéral. Comme tous les membres de corps professionnels de l’État disposant d’un monopole délégué de l’exercice de la violence légitime, ils sont généralement stigmatisés, à la fois craints et détestés pour leur pouvoir. Toute évocation de la prison fait surgir l’image — plus ou moins caricaturale ou proche de la réalité — du " maton " sadique abusant de ses pouvoirs répressifs à l’encontre des détenus en position de totale soumission et privés de tout moyen de résistance. Ainsi mise en cause et potentiellement toujours suspecte, l’administration pénitentiaire se trouve en situation d’alarme et conduite à adopter une attitude défensive chaque fois que le regard est porté sur les pratiques de " derrière les murs ". On comprend que certain-e-s de nos interlocuteurs et interlocutrices représentant ce corps de fonctionnaires du ministère de la Justice se soient montrés réservés dans leurs propos à notre égard. Accepter de répondre à des questions sur les abus sexuels commis dans l’espace carcéral représentait pour eux et pour elles une reconnaissance implicite de l’échec relatif de la prison, et les remettait en cause dans leur fonction sociale. L’existence de l’abus montrerait que la prison contribuerait au développement de ce qu’elle est précisément chargée de réprimer, à savoir la violence et l’injustice. Position intenable pour beaucoup, qui soit ont refusé de nous répondre, soit ont maintenu une dénégation de façade, s’en tenant à la lettre au règlement des prisons interdisant tout rapport sexuel, soit n’ont évoqué l’abus qu’" off the record ", soulignant qu’aucune réflexion n’avait pour lors été menée sur le problème. Et quand, lors de contacts plus privés, ces responsables parlaient de la problématique carcérale, force est de constater que la situation actuelle, que nous allons tenter de décrire, est largement connue.

Nous avons pris contact avec l’Administration pénitentiaire, au ministère de la Justice, en juillet 1994. Nous voulions recueillir la position officiellement tenue par la hiérarchie administrative sur la sexualité carcérale et l’abus et en même temps tenter de mettre en place un protocole de collaboration qui nous permette de réaliser une partie de notre travail d’enquête à l’intérieur même des établissements pénitentiaires. Nos propos sur nos premiers résultats ou sur nos projets de recherche ont souvent été reçus avec une curiosité et un intérêt mêlés de doute et d’une relative méfiance. Quels objectifs poursuivions-nous réellement ? Quels seraient les effets d’une trop grande visibilité de nos résultats ? Le moment était-il opportun pour évoquer ce problème ?... semblaient être les questions que se posaient nos interlocuteurs officiels. Il est vite apparu que l’attitude ambivalente de l’administration à l’égard de notre proposition de travail se trouvait largement déterminée par une logique contradictoire : l’administration souhaitait nous voir réaliser notre recherche tout en redoutant certains effets de celle-ci. D’une part, elle était intéressée par notre recherche, et ce d’autant plus qu’elle ne relevait pas de son autorité (définition des objectifs, financement). Elle lui permettrait d’obtenir des informations sur un problème la touchant directement sans avoir à en subir le coût symbolique. Notre indépendance à l’égard de l’administration pénitentiaire lui permettait de faire l’économie d’une reconnaissance explicite que la sexualité représentait un véritable problème dans les prisons, et offrait une garantie que les résultats pourraient être rejetés si ceux-ci se révélaient embarrassants. Mais, d’autre part, persistait une inquiétude sur les effets que pourrait provoquer la diffusion de nos résultats : la recherche risquait de mettre à mal la façade de l’administration, et ce péril devait être contrôlé. Une trop grande indépendance des chercheurs pouvait se transformer en danger pour la définition que l’administration tend à se donner d’elle-même, d’où sa volonté d’être représentée au séminaire de suivi de la recherche, d’obtenir un droit de regard sur nos méthodes, notre problématique et d’obtenir notre rapport de recherche final. L’administration pénitentiaire souhaitait bénéficier d’un délai et de la préparation nécessaires pour pouvoir réagir adéquatement au dévoilement d’informations et à la production d’un savoir extérieur, potentiellement critique, sur son fonctionnement interne.

C’est sur cette base de collaboration que, pendant plus d’un an, nous avons négocié l’autorisation d’enquêter dans l’enceinte des prisons. Une première liste d’établissements à visiter avait même été établie, en fonction de l’intérêt de leurs caractéristiques (prisons pour femmes ou pour hommes, centrale ou maison d’arrêt, etc.), de certaines politiques suivies en matière de sexualité (" tolérance " à l’égard de la sexualité dans les parloirs, prison réputée pour accueillir des effectifs de " pointeurs " importants...) ou encore de la disponibilité de leur personnel. De multiples réunions de travail, des demandes répétées, devant divers acteurs, d’explicitations de nos objectifs, de nos méthodes, de nos réseaux de partenaires se sont succédées, sans qu’il nous soit possible d’arrêter un véritable programme de travail partenarial. L’arrêt des financements pour cette recherche, impliquant la fin de la phase d’enquête empirique et marquant la dernière échéance pour la rédaction du rapport final, est intervenu alors que ces négociations n’avaient toujours pas abouti. Ceci explique que toutes nos données aient été recueillies à l’extérieur des prisons.

Il n’est pas question pour nous, dans cette relation d’une collaboration avortée, de faire un procès de l’administration pénitentiaire, laquelle, comme toute administration, obéit aux contraintes nées de son organisation interne et de ses objectifs spécifiques. Nous n’avons évoqué cette tentative de coopération que pour mettre en relief l’embarras, significatif pour notre analyse, que provoque immanquablement toute évocation de dysfonctionnements mettant en péril la définition officielle qu’une institution tente de donner d’elle-même. Notre interprétation est que l’administration souhaitait dans le même temps obtenir des informations sur une question grave qui la touchait directement, afin éventuellement de pouvoir prendre les mesures nécessaires pour corriger cette situation, tout en craignant que le dévoilement de ces dysfonctionnements ne lui soit symboliquement trop coûteuse. Lorsqu’est venu le temps de mettre un terme à notre travail, l’administration n’avait toujours pas résolu cette tension entre sa volonté de pragmatisme et le maintien de sa " façade ".

Plus tard, lors de la discussion du rapport final de recherche qui allait donner lieu à ce livre, une responsable de l’administration pénitentiaire s’est exclamée : " Auriez-vous eu d’autres résultats si vous aviez pu enquêter dans les établissements ? Je n’en suis pas persuadée ".

1.2. Comment problématiser la question des abus " sexuels "

Une fois définies nos questions, reste à savoir comment les traduire en termes sociologiques. Enquêter qui ? comment ? sur quoi ? Et plus loin, comment analyser les matériaux recueillis ? En fait la question peut aussi se résumer autrement : comment, du point de vue de nos disciplines, la sociologie et l’anthropologie, analyser et problématiser les abus qualifiés généralement de sexuels qui ont lieu en prison ? Cette discussion, qui peut paraître obscure ou sibylline à des non-spécialistes, revêt pourtant un caractère central. On lira en annexe deux obstacles à cette réalisation. Les visions psychologiques et juridistes constituent des logiques de pensée qui nous ont été opposées tout au long de notre étude.

Avant d’exposer dans le détail la problématique de notre recherche et ses hypothèses, il nous faut ici faire une parenthèse sur les conditions sociales qui ont rendu possibles l’énonciation et la construction de son objet. Pourquoi, et à quel moment de l’histoire de nos sociétés, les pratiques sexuelles en situation carcérale deviennent-elles un problème, objet de réflexion pensable dans le champ scientifique ? Ce travail de dé-construction des conditions de possibilité de notre objet se rattache à la réflexion menée par Michel Foucault sur la notion de problématisation :

" Problématisation ne veut pas dire représentation d’un objet préexistant, ni non plus création par le discours d’un objet qui n’existe pas. C’est l’ensemble des pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet de pensée (que ce soit sous la forme de la réflexion morale, de la connaissance scientifique, de l’analyse politique, etc. ").

1.2.2 Les abus dits sexuels

Les premières problématisations de l’abus sexuel ont d’abord été le fait, à partir des années 70, des mouvements féministes. Considérant le plus souvent le viol comme un des instruments de l’appropriation physique de l’ensemble des femmes — en référence aux analyses marxistes de la lutte des classes, certaines parlent de la " classe des femmes " — par l’ensemble des hommes, les théoriciennes féministes ont permis de faire émerger le thème de l’abus dans ses dimensions proprement politique et sociale. C’est donc en termes de rapports de pouvoir et de coercition que le viol a été problématisé :

" Nous sommes largement d’accord sur le fait que la contrainte sexuelle sous forme de viol, de provocation, de drague, d’épuisement, etc., est, d’abord, l’un des moyens de coercition employé par la classe des hommes pour soumettre et apeurer la classe des femmes, en même temps que l’expression de leur droit de propriété sur cette même classe ".

L’apport du féminisme a été considérable non seulement en termes de réflexion scientifique, mais aussi en termes militants, aboutissant en France à une nouvelle définition juridique et pénale des violences sexuelles. Cependant, ces recherches, du fait de leur cadre de référence, n’ont pensé le plus souvent que les abus commis par des hommes contre des femmes. Du fait également des effets déjà évoqués de la construction sociale de l’identité masculine, le thème de l’abus exercé par des hommes à l’encontre d’autres hommes n’a été que très peu pensé dans le champ scientifique. Nous avions d’ailleurs nous-mêmes été étonnés de le découvrir au détour de nos travaux précédents sur le viol.

Quoique plusieurs auteures féministes aient appelé à des travaux sur les deux termes des rapports sociaux de sexe, que l’acception même de la problématique des rapport sociaux de sexe n’ait jamais limité son champ aux études sur les femmes, les études sur les hommes et le masculin — seules capables de permettre de mettre en exergue les abus sexuels que vivent les hommes — sont rares. Godelier, Mathieu et Dagenais sont quelques un-e-s des auteur-e-s qui ont souligné la difficulté d’analyser les dominants dans les rapports sociaux. La domination est structurée par une opacité des pratiques sociales des hommes, quelquefois cachées dans les " maisons des hommes ", selon les termes de Godelier.

En ce qui concerne la sexualité carcérale, ce n’est pas tant le manque de réflexions que leur optique, le plus souvent psychopathologisante, qui constitue un réel obstacle à leur appréhension sociologique. La genèse de cette prééminence de l’optique psycho-médicale remonte au XIXe siècle. Comme l’a montré Jacques-Guy Petit, c’est sous l’effet du contexte de moralisation de la monarchie de Juillet que les pratiques sexuelles des prisonniers sont devenues l’objet d’une observation attentive et d’une réflexion appuyée aboutissant à leur ferme condamnation morale.

 

Chapitre 2 : Cadre de la prison et sociabilité carcérale

2.1 Ethnographie de la prison

Outre les relations sociales entre détenu-e-s, entre détenu-e-s et surveillant-e-s dans le domaine spécifique de la sexualité que nous étudierons au chapitre suivant, il est important de décrire le cadre même de la prison. C’est-à-dire, plus précisément, le cadre des interactions entre personnes qui constitue le cadre dans lequel peuvent se réaliser des abus.

Architecture spécifique en même temps que diversifiée (prisons " panoptiques ", établissements modernes construits suite au " plan 130001 " ou anciens couvents reconvertis en prison depuis la Révolution, maisons d’arrêt, centres de détention ou centrales) et règlement intérieur — lorsqu’il existe — sont des constituants du cadre structurel dans lequel agissent et évoluent détenu-e-s et personnel pénitentiaire. Qu’ils représentent une ressource pour l’action ou un obstacle à surmonter ou à contourner, ils exercent un effet déterminant sur l’ensemble des conduites des différents agents sociaux présents derrière les hauts murs de la prison. Ils doivent donc être pris en compte si l’on veut comprendre dans quel espace social se réalisent les pratiques qui constituent notre objet.

2.1.1. Architecture et cadre matériel

Il n’est pas dans notre propos ici d’établir un traité d’architecture pénitentiaire, mais de montrer rapidement comment le monde matériel, celui des objets (murs, portes, clés...), joue un rôle de premier plan dans l’existence des personnes agissant au sein de la prison et contribue à façonner leur conduite quotidienne. La fonction sécuritaire attribuée à la prison s’exprime d’abord matériellement. Grilles, serrures, barreaux, barbelés, miradors, portes, etc., rappellent à tout moment au détenu que l’institution vise d’abord et avant tout à son enfermement et à son contrôle.

Pour le détenu ou la détenue, l’organisation matérielle de la prison agit sur son existence selon deux dimensions principales : une dimension de surveillance, l’autre de rétrécissement.

Michel Foucault a magistralement montré comment l’architecture pénitentiaire qui s’est développée au cours du XIXe siècle obéit à une logique de rationalisation de l’exercice du pouvoir et du contrôle. Le panoptique de Jérémie Bentham organisait non pas une surveillance permanente, mais la possibilité, l’éventualité de celle-ci : à tout moment le détenu pouvait être l’objet de l’attention du gardien, et n’avait aucun moyen de vérifier l’effectivité de cette surveillance. L’intégration de l’éventualité du contrôle, mieux que l’exercice permanent de celui-ci, devient la garantie de la docilité du condamné. L’omniprésence de la possibilité de surveillance est encore aujourd’hui une caractéristique de la condition des détenu-e-s. A tout moment, le surveillant peut ouvrir le guichet de la porte de la cellule pour contrôler ce qui s’y passe. La nuit, lors de ses rondes, il éclaire la cellule pour vérifier la présence des détenus sans égard pour leur sommeil. La disposition des différents meubles est étudiée de façon à assurer une visibilité optimale de l’extérieur. Dans ces conditions de visibilité permanente, toute préservation de l’intimité est impossible; cette impossibilité — au moins virtuelle — est mobilisée dans les rapports de force entre surveillants et détenus : un ex-détenu nous racontait comment les gardiens avaient pour " amusement " de faire en sorte de " surprendre " les détenus en train de se masturber. Même les actes les plus intimes de l’existence quotidienne, tels que les fonctions naturelles d’élimination, doivent être visibles : rien ne doit dissimuler les toilettes installées dans chaque cellule2. De nombreuses personnes nous ont raconté que cette gêne à utiliser publiquement les W-C a été la cause de douloureux malaises digestifs; d’autres mettent l’accent sur les effets déplorables au niveau de l’hygiène d’un tel dispositif. Mais plus encore que le fonctionnement du corps, c’est aussi l’intérieur de celui-ci qui est soumis à l’éventualité permanente d’un contrôle : à tout moment les détenu-e-s peuvent être soumis à une fouille corporelle.

Second aspect structurant de l’univers carcéral, le rétrécissement. Rétrécissement de l’espace de vie tout d’abord : les détenu-e-s de maison d’arrêt passent souvent 23 heures sur 24 dans un espace d’une dizaine de mètres carrés qu’ils/elles doivent partager avec deux ou trois autres personnes. La citation qui suit nous semble une excellente description du cadre dans lequel les détenu-e-s passent la plus grande partie de leur temps de vie durant leur incarcération :

" Sur moins de dix mètres carrés s’accumulent horizontalement la longueur d’un lit, deux à trois tabourets, un lavabo, une tinette ou une cuvette de W.-C., éventuellement un petit frigo et trois ou plutôt quatre paires de chaussures, ces huit semelles que vient remplacer, la nuit, un quatrième matelas déroulé par terre.

" Sur un peu plus de trois mètres s’ajoute la compression verticale. D’un côté s’étagent trois lits superposés — le quatrième détenu couche sur un matelas à même le sol (...) 24 % sont dans ce cas en début de détention, et toujours 14 % après un an. En face, à différentes hauteurs du mur, sont disposés la table escamotable; les petits placards à portes coulissantes ou non, ou sans portes, le petit rayonnage qui supporte la télévision pour ceux qui, comme pour le frigo, peuvent la louer (94 % de l’échantillon de l’étude la possèdent — près de 98 % au bout d’un an). S’y ajoute encore le petit muret qui cache partiellement la cuvette de W.-C., ou, lorsqu’il n’existe pas, l’éventuelle cloison d’une couverture accrochée par une ficelle, pour peu qu’elle ne serve pas de corde à linge, d’où pendent caleçons, chaussettes, maillots de corps et chemises, ajoutant à la confusion du décor. 85 % des détenus estiment "l’aménagement intérieur de la cellule insatisfaisant ou peu satisfaisant". "3

Dans de telles conditions, l’espace personnel, que Goffman définit comme " la portion d’espace qui entoure un individu et où toute pénétration est ressentie par lui comme un empiétement qui provoque une manifestation de déplaisir et parfois un retrait "4, est réduit à peu de chose si ce n’est à rien. Encore une fois, le cadre matériel de la prison aboutit à une destruction de l’intimité et à une mise en danger de l’identité individuelle. Le jeu des clés, des serrures, des multiples portes et passages contrôlés, des seuils dont le franchissement est toujours soumis à de multiples " rites " réaffirment quotidiennement au détenu que son autonomie de mobilité est détruite ou tout au moins soumise à la volonté d’autrui. Même lors des promenades, ce rétrécissement est sensible : leur longueur maximum est limitée, et l’espace est entouré de hauts murs. Dans ce cadre, la perception de l’espace est à terme modifiée : un détenu nous a raconté avoir constaté lors de sa sortie que l’absence de perspective éloignée dans son champ de vision, limité pendant toute sa détention à une quinzaine de mètres maximum, avait altéré ses capacités visuelles. Il était pris de vertige devant un champ de vision illimité.

Le plus souvent, les détenu-e-s passent la quasi-totalité de leur temps dans leur cellule, dont ils/elles ne sortent que pour les parloirs, les douches ou la promenade. Il y a possibilité pour quelques prisonniers de travailler, mais les places sont rares, et le travail peu intéressant et faiblement rémunéré. Des emplois sont procurés par l’administration pénitentiaire qui confie à certain-e-s détenu-e-s des tâches non spécialisées telles qu’entretien des locaux sanitaires, de la chaufferie, transport de la nourriture des cuisines aux cellules, etc. Les infirmeries5 sont supposées ne bénéficier de la main d’_uvre détenue que pour les tâches d’entretien, à l’exception de tout emploi de soin même pour des prisonniers dotés de compétences médicales. Cependant, des exceptions à cette réglementation (accès de détenu-e-s aux dossiers médicaux, distribution de médicaments par les détenu-e-s...) ont été dénoncées à plusieurs reprises ces dernières années.

Il est également possible aux détenus, lorsque la configuration des bâtiments de la prison le permet et lorsqu’un budget spécifique est disponible, de faire du sport. Les activités les plus représentées sont le football, le handball, le basket et le volley. De plus, la plupart des prisons se sont dotées depuis quelques années de salles de musculation qui connaissent un large succès. Une telle activité permet aux détenus de maintenir voire de consolider une façade de force virile, adaptée alors au cadre carcéral.

2.1.2. Promiscuité et effets sur l’intimité

Nous l’avons déjà évoqué, la prison réduit l’espace individuel tant sur le plan de l’identité que sur celui de l’intimité. Comment s’aménager un espace à soi ou privé dans un lieu d’une superficie de quelques mètres carrés où cohabitent trois ou quatre personnes ? La personne détenue est en fait surveillée en permanence, non seulement par les agents de l’administration pénitentiaire mais également par ses co-détenu-e-s vivant dans cet " espace domestique de poche ". Il faut sans cesse prendre garde à ses attitudes en fonction des contraintes des lieux et du règlement. Chacun-e voit l’autre tout en étant vu de lui ou d’elle. Ce qui est vrai pour la vue, l’est également pour d’autres sens : tout s’entend, tout se sent...

Une série de témoignages, plus que de longues analyses, donne une idée des conséquences de la promiscuité, de la proximité avec les produits du corps de l’autre à laquelle contraint l’univers carcéral :

" O : Le chiotte est dans un angle avec une tringle en angle droit, quoi et tu tirais avec un rideau.

I : Et par rapport à ça, c’est ressenti de quelle façon par les détenus ?

O : Enfin c’est_ c’est pénible ça aurait été mieux si c’était bien fermé avec une porte et tout. Mais bon ça allait, quand c’était un rideau (...) Ce qui était chiant c’était que des fois tu mangeais des trucs pas très nets et il y avait le bruit, il y avait l’odeur, c’était le seul truc gênant " (ex-détenu).

" Et tu vois, quand t’es aux chiottes, t’as un chiotte, et en face, t’es assise sur le chiotte, en face du chiotte t’as un mur, t’as un oeil. Tu peut être en train de chier, la gardienne elle regarde dans l’oeil. Tu vois, tu n’as plus rien. T’as un lavabo devant, avec un oeil. T’as plus rien quoi ! T’es surveillée tout le temps (...) Ben la mineure là elle y était depuis six mois, il n’y a plus aucune pudeur hein, tout perdu. Il suffit que tu sois une nana un peu fragile, elle avait tout perdu. Des fois je lui disais "oh mais habille-toi". Tu vois elle faisait plus attention. Tu vois elle aurait pu chier devant nous, elle ne faisait plus attention ! (...) Ah totalement, un oubli tout complet. Elle mettait un tampon devant nous, elle l’enlevait. Parce qu’elle, elle n’avait plus de corps, elle avait plus rien. Plus rien " (ex-détenue).

" Il n’y a vraiment plus aucune intimité, il n’y a plus rien, rien du tout_ rien du tout_ on devient maniaque. Moi je me rappelle avoir eu un mec par exemple il avait pissé et après il me servait un café, il prenait le sucre, il me foutait du sucre, je lui disais "Mais ça va pas, tu viens de te tripoter la bite pour aller pisser, tu me fous du sucre dans ma tasse, lave toi les mains !" Tu deviens maniaque pour des petits trucs à la con quoi et celui-là il m’énervait. Il m’énervait et moi je laissais monter sans rien dire trop, je laissais, je laissais, ça montait, ça montait, puis un jour, il était au dessus de moi, parce que c’était_ tu sais, des lits superposés, il était au dessus de moi à bouffer un casse-dalle et quand il a eu fini il a balancé ses miettes comme ça par terre et elles sont tombées sur mon lit, donc ça a été la goutte d’eau quoi. Je l’ai attrapé par la tête, je l’ai descendu et puis je lui ai éclaté dans le lavabo quoi. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, je l’ai pris par les cheveux, je lui ai éclaté les dents sur le robinet " (ex-détenu).

 

2.1.3. Règlement

Toutes les prisons ne sont pas dotées d’un règlement formel local. Toujours est-il que partout, existe un autre règlement : celui, informel, des règles non écrites, négocié et renégocié sans cesse. Dans les faits, les prisons suivent toutes les mêmes grands principes d’organisation, avec les nuances distinguant les différentes catégories d’établissements, des maisons d’arrêt aux centrales ou des plus anciens bâtiments aux plus récents. Les activités des détenu-e-s sont étroitement codifiées et contrôlées. L’emploi du temps est en particulier défini dans le détail : le réveil, les douches (dont le rythme varie suivant la vétusté de l’édifice, parfois limitées à une par semaine), les parloirs, les promenades (une heure quotidienne), les repas, le coucher, la périodicité des cantines, etc.

Tout manquement au règlement fait courir le risque de sanctions. Tout incident constaté par un-e surveillant-e est l’objet d’un rapport au gradé, qui prend la décision de sanctionner ou d’ignorer l’infraction si celle-ci est considérée comme sans importance. La plus redoutée est le mitard : le/la détenu-e sanctionné est isolé-e pendant une durée qui peut aller de quelques jours à plusieurs semaines, dans une cellule dénuée de tout " confort "; la nourriture est limitée, la cantine est supprimée, l’accès aux activités telles que la promenade, le parloir, la messe, la télévision, est suspendu. La condamnation au mitard se fait après comparution du détenu fautif ou de la fautive devant une commission désignée sous le terme de prétoire qui décide de la durée de la sanction.

" Alors le prêtoir, t’as le directeur de la prison, le bricard chef, t’as les deux matons en fait qui étaient de service dans l’aile ce jour là qui sont là et toi t’arrives et puis ils te disent vous avez fait ça tel jour. En fait ça se passe comme ça quoi, en fait, moi je m’appelle, mon nom c’est Z alors c’est " Z vous n’êtes qu’un con ", " Oui, chef, je suis un con ", " Tu vas prendre six jours de mitard et tu t’estimes heureux ", " Oui, oui, je suis content ", " Dis que tu es content ", " Oui, oui, je suis content ". Ah, mais c’est ça carrément, et quand on s’en va, c’est carrément " Merci chef ", ben vaut mieux parce que si on dit pas merci, c’est trois jours de plus quoi, c’est " Et ferme la porte ", " Oui, chef. Merci chef. Au revoir chef ". C’est vraiment s’abaisser à un point... " (ex-détenu).

Les surveillant-e-s semblent faire un usage plus limité des rapports d’incidents. Ils/elles savent que fréquemment la hiérarchie n’y donne aucune suite, préférant fermer les yeux sur un manquement au règlement sans grande gravité plutôt que de risquer une montée de tension générale et une dégradation des relations avec les prisonniers. De plus, la multiplication des rapports est surtout le fait des surveillant-e-s les plus durs — souvent les plus jeunes —, qui appliquent le règlement avec trop de zèle et dont la hiérarchie et les collègues se méfient car ils sont considérés comme des facteurs de tension. Tout-e surveillant-e doit donc acquérir un sens pratique de l’évaluation de la gravité des incidents, lui permettant de distinguer ceux sur lesquels il faut fermer les yeux de ceux qui méritent une sanction.

Consécutivement aux émeutes qu’ont connues les prisons françaises dans les années 72-74 et à la mobilisation de soutien aux détenu-e-s qui a suivi (notamment le Groupe d’information prisons initié par Foucault), les conditions matérielles de détention se sont considérablement améliorées depuis une vingtaine d’années, limitées toutefois par la surpopulation. Les télévisions, notamment, ont fait leur entrée dans les cellules, la liste des biens cantinables s’est considérablement allongée, l’accès à la presse s’est accru, l’uniforme pénal a disparu_ La coercition est de moins en moins l’instrument de régulation des rapports entre détenu-e-s et surveillant-e-s, même si elle n’a pas disparu. Elle se transforme. S’est imposée officiellement l’idée que les conditions de détention doivent permettre le respect de la dignité humaine. Des formes de recours et de contestation des décisions prises à leur égard sont désormais formellement à la disposition des détenu-e-s. Le pouvoir disciplinaire du directeur a été limité : toute punition au mitard, par exemple, ne doit pas excéder 45 jours, et est soumise à l’avis d’un médecin et à l’information du juge d’application des peines. La procédure du prétoire a été modifiée dans un sens favorable au/à la détenu-e : lorsqu’un-e surveillant-e engage une telle procédure, le gradé doit écouter successivement les versions des faits du/de la surveillant-e et du/de la détenu-e. De nouveaux acteurs sont apparus, apportant à l’intérieur des murs de multiples activités : enseignants, travailleurs sociaux, éducateurs, animateurs, etc. De leur côté, les personnels pénitentiaires sont soumis a priori à davantage de contrôles et de formalités réglementaires, ce qui contribue à une bureaucratisation accrue de l’institution pénitentiaire. La prison moderne comme institution totalitaire se transforme.

2.1.4. Composition et caractéristiques de la population carcérale française

Au 1er juillet 1995, la France a atteint son record du siècle avec 58 170 personnes incarcérées pour environ 49 000 places, soit un taux d’occupation de plus de 120 %. Entre le 1er Janvier 1993 et le 1er Janvier 1994, le taux de croissance avait déjà été de 4,4 %. Au 1er Janvier 19966, l’effectif de la population détenue en métropole était de 52 658 détenus dont 50 525 hommes et 2 133 femmes. A cette même date, le nombre de places en service en métropole est de 47 365. Il en résulte un taux d’occupation de 111 %.

Depuis 1980, la population détenue en métropole a progressé de près de 50 %. Les détenu-e-s prévenu-e-s (c’est-à-dire qui n’ont pas encore été jugé-e-s) représentent un effectif de 20 899 personnes au 1er Janvier 1996 (contre 22 159 au 1er Janvier 1995), soit 39,7% de l’ensemble de la population détenue ; à la même date, on comptait 31 759 détenu-e-s condamné-e-s. Les condamné-e-s à une peine inférieure à un an représentent 38,6% des détenu-e-s, ils/elles sont 29,5% à être condamné-e-s à une peine entre un et trois ans, 16,2 % entre 3 ans et moins de 5 ans, et 15,7 % à être condamné-e-s à 5 ans et plus. Si le nombre des incarcérations a tendance à diminuer (85 761 en 1995 contre 97 000 en 1980), du fait entre autre de la mise en place des peines de substitution (travaux d’intérêt général...), il faut cependant noter un allongement de la durée des peines depuis une quinzaine d’années : on est passé d’une durée moyenne de 4,6 mois en 1980 à 7,6 mois en 1995. De même, le nombre de détenus admis à la libération conditionnelle diminue chaque année, et c’est principalement par le jeu des grâces collectives et des amnisties que la population incarcérée baisse en nombre.

En ce qui concerne la structure par âge en métropole, 48,9% de l’ensemble de la population incarcérée est âgée de moins de trente ans, 78% est âgée de moins de 40 ans. L’observation de chiffres relatifs à la distribution par nationalité montre que les détenus étrangers représentent 29% de la population incarcérée, alors qu’elle était de 15 % en 1974; cette évolution est essentiellement due à la répression de l’immigration clandestine et correspond à des personnes en situation dite " irrégulière ". Les détenu-e-s originaires du continent africain sont majoritaires et représentent 69,1% de l’ensemble des étrangers, les détenus d’origine européenne en représentent 20,7% et ceux originaires d’Asie 7,2 %. On constate que la prison concerne majoritairement des personnes à faible niveau de formation, désignées comme " victimes de problèmes psychosociaux majeurs "7. 56,4% des détenus possèdent un niveau d’instruction primaire et 16,4% se déclarent illettrés. Nombreux et nombreuses également sont les détenu-e-s dépourvu-e-s de toute couverture sociale, et une part importante de la population incarcérée est composée de personnes sans domicile fixe8. Il est également à noter, sans anticiper sur le chapitre de ce travail consacré à la question du sida, que l’état de santé de la population pénale, très précaire, est beaucoup mieux connue depuis le " rapport Chodorge " et le décret du 27 mars 1993 prévoyant la contractualisation de la médecine pénitentiaire avec les hôpitaux publics. Les troubles mentaux sont ainsi particulièrement fréquents dans les prisons : on estime entre 7 000 et 10 000 le nombre de détenu-e-s souffrant de troubles psychiatriques — auxquels il faut ajouter 500 à 1 000 personnes souffrant de handicap mental — soit une proportion comprise en 14 et 20 % de la population pénale (contre un taux de 1,3 % dans la population totale). Comme le signale J.-P. Jean, " la prison paraît remplir de plus en plus une "fonction asilaire" pour personnes déstructurées épisodiquement suivies par les services de milieu ouvert de psychiatrie ".

En ce qui concerne la nature des condamnations, on peut constater que la part des vols simples a diminué depuis vingt ans (55 % des condamnés en 1974 contre 20,1 % en 1996) alors que dans le même temps la part des condamnations liées à la toxicomanie et au trafic de stupéfiants a augmenté significativement (20,8 % des condamnés le sont aujourd’hui pour infraction à la législation sur les stupéfiants, contre 14 % en 1987). Le nombre de condamnations pour affaires de m_urs a été multiplié par 4,9 entre 1974 et 1994; au 1er Janvier 1996, il y avait en France 4 617 détenus en métropole pour atteinte aux m_urs soit 14,7 % de la population pénitentiaire. Parmi ceux-ci, on compte 2858 détenus pour viol et autres agressions sexuelles sur mineurs, 1411 viols et autres agressions sexuelles sur adultes, 149 exhibitions sexuelles et 199 pour proxénétisme. La proportion de condamné-e-s incarcéré-e-s pour meurtre ou assassinat est de 9,6 %. Il faut également signaler, à l’encontre de certains discours communs, que la justice française est devenue depuis 20 ans de plus en plus répressive et que le nombre des longues peines — i.e. celles supérieures à cinq années d’emprisonnement — a plus que doublé entre 1971 et 1991, et la tendance ne fait que se poursuivre, notamment depuis l’instauration de peines de prison incompressibles et de la " perpétuité réelle " présentée comme un substitut à la peine de mort. En se voulant plus répressive, la justice se veut-elle plus dissuasive ? Si tel est le cas, c’est bien à un constat d’échec qu’il faut se résoudre, puisque les taux de récidive, affirme J.-P. Jean, sont toujours aussi élevés.

2.2. Les surveillants et le personnel carcéral

2.2.1. La profession de surveillant

Le personnel affecté à la surveillance représente 75 % des fonctionnaires de l’Administration pénitentiaire et relève, depuis 1966, du ministère de la Justice9. Le/la surveillant-e est un agent disciplinaire, faisant partie de la catégorie des fonctionnaires chargés, comme le précise l’article 1er de la loi du 22 juin 1987 relative au service public pénitentiaire, d’assurer une mission d’ordre et de sécurité. Le recrutement des surveillants s’est longtemps effectué sur la base d’un niveau certificat d’étude, puis du B.E.P.C. Compte tenu de l’évolution de la situation du marché de l’emploi depuis les quinze dernières années, le niveau moyen des recru-e-s s’est élevé : " Si aucun bachelier n’a été embauché en 1984, dès 1991 près d’un surveillant sur cinq avait un niveau d’étude égal ou supérieur au baccalauréat "10. La formation professionnelle s’effectue à l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP) de Plessis-le-Comte à Fleury-Mérogis et s’étend sur une durée de 8 mois11, répartis entre enseignements théoriques et stages pratiques dans des prisons. Toutefois, actuellement, et tout particulièrement depuis le lancement du programme 13 000, l’augmentation du nombre de recrutements a eu pour effet de réduire la sélectivité du concours12. Les effectifs du personnel de surveillance sont passés de 9 868 en 1980 pour 35 655 détenus, à 17 210 au début 1993 pour 48 164 détenus. Toutefois, le taux d’encadrement français reste l’un des plus bas d’Europe. De nombreux témoignages signalent qu’on n’entre qu’exceptionnellement par " vocation " dans cette profession (l’administration ayant d’ailleurs tendance à juger suspectes de telles " vocations "), souvent considérée comme un " sale boulot ", mais plutôt pour échapper au chômage et à la précarité de l’emploi. Les " gardiens de prison " constituent, sans doute davantage encore que les policiers, une profession disciplinaire, définie par l’exercice de l’autorité, à laquelle est attaché un stigmate spécifique. Certains surveillants tentent de dissimuler leur profession à l’extérieur, comme si celle-ci constituait un élément discréditable de leur identité. Parmi les surveillant-e-s que nous avons rencontré-e-s, la plupart ont souligné parmi les tensions inhérentes à leur travail le fait de devoir assumer une image négative d’agent de discipline et de répression, qui conduit à leur faire considérer leur profession comme un " sale boulot " :

" Le boulot, par lui-même c’est vrai que c’est fatigant psychologiquement, parce que des fois ça en prend un coup. Les filles qui disent "Mais vous n’avez pas honte de fermer la porte derrière vous ?", on garde le sourire, on dit "Non, écoutez, vous avez fait une bêtise, il faut essayer d’assumer", même si vous dites ça, vous essayez de dédramatiser et tout, vous en prenez un coup tout de même quelque part " (surveillante en MA).

La polyvalence est l’une des principales caractéristiques exigées de la part de tout surveillant. Les postes qu’il peut être amené à occuper au sein d’une prison sont en effet multiples : surveillance au mirador, gestion de la cantine, surveillance des parloirs, des ateliers, de la cuisine, des activités sportives, magasinier, escorte lors de déplacements de détenus hors de la prison, etc. De même, la surveillance étant une activité continue, les surveillants doivent accepter des horaires spécifiques et souvent contraignants (travail de nuit, les week-ends, les jours fériés...).

Le principe fondamental qui définit l’activité de surveillance est un principe de sécurité. L’objectif principal est le contrôle de la population incarcérée et l’évitement des situations de crise ou de révolte à travers un corps lui-même aussi fortement hiérarchisé. Cet impératif de sécurité prend forme à travers de multiples pratiques quotidiennes : sondage des barreaux, fouilles des détenus, fouilles des cellules, rondes régulières, contrôles à l’_illeton, contrôle des effectifs...

Les agents de l’administration pénitentiaire vivent eux aussi enfermement et contraintes relatives à l’univers carcéral. Lors des entretiens, leurs propos mettent en relief de nombreux problèmes également soulevés par des détenus. A plus d’un titre les témoignages des uns et des autres se recoupent. Si la réflexion sociologique sur les prisons s’est surtout attachée à l’étude des détenus, quelques rares recherches traitent des conditions d’exercice de la profession de surveillant. Un essai de sociologie du travail intitulé Le personnel de surveillance des prisons réalisé par Antoinette Chauvenet, Georges Benguigui et Françoise Orlic pointe des questions en lien avec notre étude13. Leur recherche souligne ainsi que certaines violences institutionnelles relatives au système carcéral sont également ressenties au quotidien tant par les détenu-e-s que par le personnel de surveillance. Les auteurs mettent par exemple en relief le sentiment de malaise éprouvé par les surveillants lorsqu’ils doivent se livrer à des fouilles corporelles :

" "Les fouilles à corps c’est la pire des choses à faire" (surveillant M.A) ;

"Je n’aime pas les fouilles à corps, je me mets à leur place" (surveillante M.A);

"Les fouilles à corps sont humiliantes pour le détenu, dégradantes pour le surveillant" (surveillant M.A). "

D’autres témoignages cités par les mêmes auteurs soulignent des difficultés inhérentes au rôle de surveillant similaires, notamment en ce qui concerne la sexualité des parloirs : " En centrale c’est le problème de l’interdiction des relations sexuelles qui est crucial, et les surveillants de M.C., confrontés à cette difficulté permanente de devoir interdire ou interrompre les attouchements, sont favorables dans leur immense majorité à la mise en place de parloirs sexuels tant la situation est intenable ". Par ailleurs, la perte d’intimité engendrée par la situation carcérale est également évoquée du côté du personnel de surveillance :

" "En prison tout le monde surveille tout le monde" (surveillant M.A);

" Il faut se méfier de tout le monde : détenus, collègues, direction, n’importe qui. C’est une chose qui s’apprend là dedans " (surveillant M.C);

" Tout ici est sujet à suspicion et dans ce climat on ne connaît pas la personnalité de chacun" (surveillant M.A). "

Enfin, les surveillant-e-s ne sont pas dupes de leur rôle paradoxal et s’interrogent sur leur mission de réinsertion. La plupart ne croient guère aux vertus pédagogiques de la prison et ne se privent pas de critiques, parfois radicales, à l’égard de l’institution à laquelle ils appartiennent :

" "[La prison] ça ne devrait pas exister. Que les gens servent la société. S’il a fait quelque chose, qu’on le fasse travailler. ça ressemble à rien de se venger !" (surveillant C.D.);

"Isoler les gens pour les réinsérer après c’est ignoble. Il vaut mieux insérer" (surveillant M.A). "

Régulièrement les surveillant-e-s se mobilisent pour revendiquer une revalorisation de leur statut. Souvent conjointement aux demandes d’augmentation de salaires (pour que ceux-ci soient alignés sur ceux de la police), est exprimée la revendication de " ne plus être considérés comme des porte-clés ". Une ordonnance du 6 août 1958 soumet les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire affectés à la surveillance à un statut spécial qui leur interdit toute cessation concertée de service et tout acte collectif d’indiscipline caractérisée. Les pratiques observées lors des récents mouvements de protestation ont cependant montré que le personnel de surveillance n’hésitait pas à déroger à ce statut18, ou tentait de le contourner (piquets de grève occupés les jours de congés).

Sous-jacentes aux doléances catégorielles se trouve exprimée une véritable crise d’identité. Dans leur recherche, Nadia Aymard et Dominique Lhuilier consacrent un chapitre à ces questions, intitulé " Malaise ou crise identitaire ", dans lequel ils identifient différentes contradictions liées aux fonctions de surveillance et plus particulièrement " une double injonction paradoxale : être en relation et se méfier de la relation (...) guider le détenu vers le lien social et éviter tout lien avec lui ". Les auteur-e-s notent un sentiment de perte de sens et de manque de reconnaissance de leurs pratiques. Selon J.-H. Syr, le mécontentement ressenti par les surveillant-e-s tiendrait à une tension non résolue entre le passé coercitif de la prison, avant tout définie par sa dimension pénale et contraignante, et son avenir orienté davantage vers l’éducation et la réinsertion des prisonnier-e-s. Si autrefois le/la surveillant-e remplissait un rôle central dans un univers axé sur une surveillance absolue et permanente, fondée sur le pouvoir de contraindre et le rapport de force, dans la prison " éducative " moderne, celui-ci tendrait à perdre son rôle prépondérant au profit d’autres intervenant-e-s tels qu’assistante sociale, enseignant, animateur socioculturel, etc., et verrait accorder de nombreux droits aux détenus, remettant en cause son autorité et la définition de son travail. Nous faisons pour notre part l’hypothèse que le mécontentement endémique des surveillant-e-s tient aussi pour une large part à l’élévation de leur niveau de recrutement, et à un phénomène de désajustement ressenti entre les attentes professionnelles à un niveau scolaire donné et la réalité de l’emploi occupé et des perspectives de carrière.

Les résultats de l’évaluation du taux de satisfaction des personnels de surveillance vis-à-vis de leur profession qu’ont mesuré Chauvenet, Orlic et Benguigui sont évocateurs du malaise structurel et des crises récurrentes qui affectent le personnel de surveillance des prisons françaises : " Pour fixer les idées indiquons que nous avions posé une question destinée à servir d’indice global de satisfaction : nous demandions aux surveillants "si c’était à refaire, entreriez-vous à nouveau dans l’administration pénitentiaire ?" : 50 % seulement ont répondu positivement d’une façon claire et nette.

 

 


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