Rencontre:
Violences et masculinité
Daniel Welzer-Lang
est homme, anthropologue, et intellectuel progressiste. Il a été invité
par le groupe féministe Bad girls go to Everywhere à donner une conférence
le 14 mai à l'Université de Lausanne ; nous en avons profité pour le
rencontrer. Daniel Wenzler-Lang s'est penché sur la masculinité et la
violence. En utopiste,
il imagine une société où le genre ne serait plus déterminant.
Interview gs.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au problème de la
masculinité ?
Daniel Welzer-Lang : dans les années 70, j'étais militant d'extrême-gauche,
à une époque où toutes mes copines étaient féministes. Nous avons
alors créé des groupes d'hommes antisexistes pour participer à l'émancipation
des femmes. Puis j'ai commencé à faire des recherches sur le viol et
sur la violence masculine. Il existe peu d'études sur le lien entre
violence et masculinité. De plus, il me semble intéressant de
travailler sur l'ancien et le nouveau. Quelles sont les nouvelles places
pour les hommes dans la société d'aujourd'hui ? Le féminisme et la
relative libération des femmes ont-ils transformé les pratiques et les
mythes masculins ? Il m'est apparu que si la domination des hommes
vacille, s'ils sentent une perte de pouvoir, il n'en demeure pas moins
que les hommes sont toujours éduqués dans des lieux monosexués de
reproduction sociale.
Vous avez dit que souvent les discours sur la violence étaient manichéens.
Pourquoi ?
Oui. J'ai étudié des dossiers d'instruction de Cour d'assises sur cinq
ans, de plusieurs départements français. J'ai été en prison
rencontrer des hommes violeurs. Contrairement à ce qui est souvent décrit,
la plupart des violeurs ne sont pas des monstres sanguinaires mais des
hommes plutôt gentils et doux.
Y a-t-il une classe sociale particulière à laquelle appartiennent les
hommes violeurs ?
Non, contrairement à ce qu'on croit souvent, les hommes violeurs
viennent de toutes les classes sociales. Aux États-Unis, des recherches
ont conclu que les professions les plus représentées chez les violeurs
étaient les chirurgiens et les camionneurs. Par contre les mythes étaient
identiques. Le mythe récurrent, c'est que les hommes ne se sentent pas
vraiment responsables de la violence. Soit parce que les femmes en
seraient coresponsables ; soit parce que ces hommes auraient obéi à
une pulsion passagère. Pulsion, coresponsabilité, ou stigmatisation du
violeur sont des explications qui déresponsabilisent et finalement qui
occultent toute parole masculine...
Et pour la violence conjugale, les mythes sont-ils identiques ?
La diabolisation de l'homme violent est identique. Plus on transforme le
portrait en caricature, et moins les hommes vont pouvoir s'y reconnaître.
Et plus les hommes violents auront honte et moins ils vont en parler. Un
des acquis de mes travaux concerne la double définition des faits
sociaux. J'ai ainsi montré que non seulement les hommes violents et les
femmes violentées ne parlent pas toujours de la même chose, mais en
plus, dès qu'ils quittent le déni, les hommes violents définissent
plus de violences que leurs compagnes. Pour les hommes, les violences
sont physique, psychologique, verbale, sexuelle, alors que pour les
femmes la violence est uniquement physique. Les femmes qui sont victimes
de violence intègrent leur propre sentiment de culpabilité. Le mythe
fonctionne donc bien. Les femmes résistent quelquefois autrement, elles
sont « chiantes », ne prennent pas soin d'elles ou de leur foyer. Les
« mégères » seraient en réalité des femmes violentées.
À Lyon, vous avez fondé un centre d'accueil pour hommes violents. Les
hommes qui venaient à votre centre avaient-ils l'envie de changer ?
Au départ, il est clair que les hommes venaient pour pouvoir retrouver
femme et enfants. Ils se méfiaient énormément de nous, nous prenaient
tous pour d'affreux homosexuels. Car souvent les hommes violents sont
homophobes, les hommes violents le sont avant tout contre eux-mêmes.
Mais certains néanmoins ont pris conscience de la violence qu'ils exerçaient
sur leurs proches et sur eux-mêmes.
Vous avez aussi travaillé sur le rapport hommes-femmes dans les ménages...
Je me suis rendu compte que les hommes et les femmes n'avaient pas la même
représentation de l'espace privé et particulièrement de la manière
de gérer le ménage. La chaussette qui traîne en permanence, mais
aussi l'absence d'espace appropriable pour l'homme dans la maison sont
les signes des rapports sociaux de sexe. Concernant le propre et le rangé,
les hommes et les femmes ont aussi deux logiques : les femmes parce
qu'elles veulent être de bonnes épouses et de bonnes mères nettoient
avant que ça soit trop sale, les hommes nettoient quand ils voient que
c'est sale. Chacun a son seuil-plancher. Parce que les hommes dès leur
enfance n'apprennent pas à ranger, mais juste à ne pas trop déranger.
Mais comment repenser les genres ?
Il faut transformer les limites en devenir. Essayer d'imaginer un monde
dans lequel les catégories homme-femme ne seraient plus déterminantes.
Partant du principe que les hommes auraient à gagner à la fin de l'hégémonie
masculine, il faut travailler les mythes masculins en vue de les
modifier. Le maquillage que je porte aujourd'hui, le phénomène des
drag queens ou des transgenders sont des gestes de provocation pour dire
qu'il faut casser les limites de genre. Si les hommes ne changent pas,
alors le rapport des hommes aux femmes, des hommes aux hommes ne
changera pas.
Mais j'ai néanmoins l'impression que la situation des femmes ne s'améliore
guère.
Oui bien sûr. Mais néanmoins, l'avancée des femmes est réelle. Et
les hommes, en particulier la tranche d'âge des 35-50 ans, se sentent
menacés. Il y a une crise de la masculinité liée au sentiment de la
perte des privilèges et de leur monopole. Il faut donc essayer de
comprendre les résistances masculines au changement.
Dernier ouvrage :
D. Jackson, D. Welzer-Lang, Violence et masculinité, Publications «...,
1998 |
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